A Soi-Même. Odilon Redon





A Soi-Même (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915)

Je vins au monde, à Bordeaux, le 20 avril 1840.
Je fus porté en nourrice à la campagne, dans un lieu qui eut sur mon enfance et ma jeunesse, et même sur ma vie, hélas ! ( Peyrelebade, dans le Médoc.). C'était alors bien désert et sauvage ; les lieux ont changé ; je vous parle de ce qui fut. On y allait alors en diligence et même en voiture à boeufs, locomotion monotone, d'une lenteur paisible et engourdissante. Mais l'esprit libre, les yeux dispos, on s'allongeait sur le banc du char pour ne plus voir que le déroulement du paysage, doucement, délicieusement, à peine remué sur place, en état fixe de suggestive contemplation.

On traversait ainsi sans bruit, ni les surexcitations d'un voyage d'aujourd'hui, et même sans fatigue, la route longue et triste qui s'allonge indéfiniment de Bordeaux à Lesparre, droite et seule, coupant des landes sans fin de sa ligne uniforme et haute La vue s'y étend jusqu'à l'horizon, par-delà des genêts, ainsi que sur un océan de terre, un infini. Mais sans y ressentir l'effroi des solitudes de la Bretagne, ni la désolation de ses grèves, ni la mélancolie de leurs échos. On dirait que, dans l'air celtique, il s'est accumulé un long dépot de l'âme humaine, pleine de jours et de temps, comme un esprit des choses, de légende aussi. Elle y chante ses choeurs qui sont la substance même , de son passé, de son génie, la permanente évocation de ses tourments et de ses désirs.

Dans la région dont je vous parle, située entre les vignes du Médoc et la mer, on y est seul. L'océan, qui couvrait autrefois ces espaces déserts, a laissé dans l'aridité de leurs sables un souffle d'abandon, d'abstraction. De loin en loin, un groupe de quelques pins, faisant entendre un continuel bruissement de tristesse, entoure et désigne un hameau, ou quelque parc pour des moutons. C'est une sorte d'oasis autour de laquelle de tranquilles bergers dessinent, avec de , leur étrange silhouette sur le ciel. Ces petits villages n'ont point d'églises. Partout l'humanité qu'on y trouve semble s'anéantir, éteinte et dissoute, chacun les yeux navrés, dans l'abandon de soi-même et du lieu.
C'est à travers ces arides plaines que j'ai passé la première fois, enfant, avant l'éveil de ma conscience, presqu'en deçà de ma vie, j'avais deux jours.
Je les ai traversées bien des fois depuis : les boeufs furent remplacés par , ceux-ci par le fer dur sur les voies et les engins du monde moderne - je ne récrimine pas. Il reste toujours là l'esprit de l'espace et des lieux déserts, et le bruissement harmonieux des pins sous le vent du large, et les bruyères, et le silence et l'admirable éclat de la lumière dans .
Sur la lisière de cette lande, longeant le beau fleuve, s'allonge, étroit et resserré , le Médoc, avec ses résidences nettes, ses chemins étroits, son luxe de culture traditionnelle, où la terre est comme souveraine de tous les hommes riches ou infortunés.
Le vin, qui la fît autrefois célèbre, domine tous les espoirs des habitants qui lui sacrifient tout de leurs ressources ou de leur labeur. Mais il vient ou ne vient pas. Et pendant les années de disette, l'homme reste quand même assujetti . Domination mystérieuse. Il semblerait que ceux qui s'attachent ainsi à la terre, sous un pouvoir occulte, travaillent obscurément, mais bienfaisamment, à la durée nécessaire de ses sucs ; sorte de loi rétributive fixée à leur insu pour la délectation des êtres.
Je bénis ceux qui restent encore attachés à la culture de cette liqueur de vie qui nous verse encore à l'esprit . Elle est un des ferments de l'esprit français ; elle est aussi la liqueur du rêve ; elle exalte jusqu'à la mansuétude.

Dans ces régions du Médoc, mon père était possesseur d'un ancien domaine entouré de vignes et de , avec des grands arbres, des genêts toujours, des bruyères tout près du château. Lorsque j'étais enfant, on ne voyait au delà du seuil que des terrains vagues garnis de ronces, de fougères, et des restes de larges allées plantées d'ormeaux et de chênes, routes abandonnées à demi sauvages, qu'on réservait autrefois pour le service de tout domaine : un reste de solennelle grandeur, décor naturel, sans convention et sans lignes, taillé sans pénurie à larges coupes, en plein bois ou forêt vierge peut-être, à travers des terres qu'on ne mesurait pas.
Je fus confié là, dans ce vieux manoir, au sortir de la nourrice, à la garde d'un vieil oncle, alors du domaine, et dont la physionomie débonnaire aux yeux bleus tient grande place dans les souvenirs de mon enfance.


Oefeningen - Exercices de français A Soi-Même Odilon Redon (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915)
Peinture : Sous-bois au printemps. Odilon Redon