A Soi-Même. Odilon Redon





A Soi-Même (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915)

A dix-sept ans, j'entrepris, avec peu de foi et seulement au gré de mes parents, l'étude de . J'ai travaillé journellement avec un architecte de talent, quelque temps aussi chez Lebas. J'ai fait beaucoup de géométrie descriptive, des masses d'épures, toute une préparation en vue de l'Ecole dite des Beaux-Arts, où j'ai échoué dans les examens oraux.
Mais rien n'est perdu dans une étude : je crois devoir beaucoup, comme peintre, à celle que je fis comme aspirant architecte, des projections des ombres qu'un professeur éclairé me fit faire avec , appuyant l'abstraction de la théorie et des démonstrations sur des corps tangibles, et me proposant, dans les problèmes à résoudre, des cas spéciaux d'ombres projetées sur des sphères, ou autres solides. Cela m'a servi plus tard : j'ai plus aisément rapproché l'invraisemblable du vraisemblable, et j'ai pu donner de la logique visuelle aux éléments imaginaires que j'entrevoyais.

En somme, je me suis fait seul, comme j'ai pu, et parce que je ne trouvais pas, dans l'enseignement que j'essayais de recevoir, mon vrai régime.
J'ai fait durant une année à Bordeaux, dans l'atelier particulier du professeur de la ville. J'ai touché là cette matière exquise, douce et souple qu'est la terre glaise, en m'essayant à des copies des morceaux antiques.
Ici, à l'Ecole dite des Beaux-Arts, à l'atelier X... ( l'atelier Gérôme.), je fis un grand effort dans l'application à rendre les formes ; ces efforts furent vains, inutiles, sans portée ultérieure pour moi. Je puis vous le confier aujourd'hui, après avoir réfléchi sur mes facultés, et mes pouvoirs au cours de , j'étais mû, en allant à l'Académie, par le désir sincère de me ranger à la suite des autres peintres, élève comme ils l'avaient été, et attendant des autres l'approbation et la justice. Je comptais sans la forme d'art qui devait me conduire, et j'oubliais aussi . Je fus torturé par le professeur. Soit qu'il reconnût la sincérité de ma disposition sérieuse à l'étude, soit qu'il vît un sujet timide de bonne volonté, il cherchait visiblement à m'inculquer de voir et à faire un disciple - ou à me dégoûter de l'art même. Il me surmena, fut sévère ; ses corrections étaient véhémentes à tel point que son approche à mon chevalet éveillait chez mes camarades une émotion.

Tout fut vain.

Il me préconisait d'enfermer dans un contour une forme que je voyais, moi, palpitante. Sous prétexte de simplification (et pourquoi ?), il me faisait fermer les yeux à la lumière et négliger la vision des substances. Je n'ai jamais pu m'y contraindre. Je ne sens que les ombres, les reliefs apparents ; tout contour étant sans nul doute une abstraction. L'enseignement qu'on me donna ne convenait . Le professeur eut de mes dons naturels la plus obscure, la plus entière méconnaissance. Il ne me comprit en rien. Je voyais que ses yeux volontaires étaient clos devant ce que voyaient les miens. Deux mille ans d'évolution ou de transformation dans la manière de comprendre l'optique sont d'ailleurs peu de chose à côté de l'écart créé par nos deux âmes contraires. J'étais là, jeune, sensible et fatalement de mon temps, à écouter je ne sais on ne sait comment des oeuvres d'un certain passé. Ce professeur dessinait avec force une pierre, un fût de colonne, une table, une chaise, un accessoire inanimé, un roc et toute la nature inorganique. L'élève ne voyait que l'expression, que l'expansion du sentiment triomphant des formes. Impossible lien entre eux deux, impossible union ; soumission qui eût amené l'élève à être un saint, ce qui était impossible.

Peu d'artistes ont dû souffrir ce que j'ai vraiment souffert par la suite, doucement, patiemment, sans révolte, pour me ranger, ainsi que les autres, dans la lignée ordinaire. Les envois au Salon qui suivirent cet enseignement, ou plutôt, cet égarement d'atelier eurent, vous le pensez bien, le même sort que mes travaux d'élève. J'ai persévéré trop longtemps ; la conscience d'une conduite ne m'était point encore venue. On m'a fait, par cet éloignement où l'on m'a laissé, distinct des autres et indépendant. J'en suis fort heureux aujourd'hui. Il y a toute une production, toute une sève d'art qui circule maintenant hors des ramures de l'organisme officiel. J'ai été amené à l'isolement où je suis par l'impossibilité absolue de faire autrement l'art que j'ai toujours fait. Je ne comprends rien à ce que l'on appelle des " concessions " ; on ne fait pas l'.
L'artiste est, au jour le jour, le réceptacle ; il reçoit du dehors des sensations qu'il transforme par voie fatale, inexorable et tenace, selon soit seul. Il n'y a vraiment production que lorsqu'on a quelque chose à dire, par nécessité d'expansion. Je dirai même que les saisons agissent sur lui ; elles activent ou amortissent sa sève : tel effort, tel essai tenté hors de ces influences que les tâtonnements et l'expérience lui révèlent, sont infructueux pour lui, s'il les néglige.


Oefeningen - Exercices de français A Soi-Même Odilon Redon (extraits du "Journal" autobiographique 1867 - 1915)
Peinture : Mélancolie. Odilon Redon