Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris de la Madeleine à la Bastille

 

Honoré de Balzac : Histoire et physiologie des boulevards de Paris de la Madeleine à la Bastille. Le Pont Neuf, la nuit, Marquet Albert (dit), Marquet Pierre-Albert (1875-1947)Honoré de Balzac,Frans leren; Honoré de Balzac, avant-propos Balzac vertaald door Vivienne Stringa, Frans leren à la française

Le Pont Neuf, la nuit.  Marquet Albert  (1875-1947)

 

 

Histoire et physiologie des boulevards
de Paris de la Madeleine à la Bastille.

 


Toute capitale a son poëme où elle s'exprime, où elle se résume, où elle est plus particulièrement elle-même. Les Boulevards sont aujourd'hui pour Paris ce que fut le Grand Canal à Venise, ce qu'est la Corsia dei Servi à Milan, le Corso à Rome, la Perspective à Pétersbourg (imitation des boulevards), Sous les Tilleuls à Berlin, le Bois de la Haye en Hollande, Regent-Street à Londres, le Graben à Vienne, la porte du Soleil à Madrid. De tous ces cœurs de cités, nul n'est comparable aux boulevards de Paris. Le Graben, à peine long comme le plus petit de nos boulevards, ressemble à une bourgeoise endimanchée. Sous les Tilleuls est aussi morne que le boulevard du Pont-aux-Choux ; il a l'air d'un mail de province, et commence par des hôtels qui ressemblent à des prisons d'État. La Perspective ne ressemble à nos boulevards que comme le strass ressemble au diamant, il y manque ce vivifiant soleil de l'âme, la liberté... de se moquer de tout, qui distingue les flâneurs parisiens. Les usages du pays empêchent d'y causer trois ou de s'attrouper à la moindre cheminée qui fume trop. Enfin, le soir, si beau, si agaçant à Paris, fait faillite à la Perspective ; mais les édifices y sont étranges, et, si l'art ne doit pas se préoccuper de la matière employée, un écrivain impartial avouera que la décoration architecturale peut, en certains endroits, disputer la palme aux boulevards.

Mais toujours des uniformes, des plumes de coq et des manteaux ! mais pas un groupe où se fasse le petit journal ! mais rien d'imprévu, ni filles de joie ni joie. Les guenilles du peuple y sont sans variété. Le peuple, c'est toujours la même peau de mouton qui marche. A Regent-Street aussi, toujours le même Anglais et le même habit noir, ou le même macintosh ! A Pétersbourg, le rire se fige sur les lèvres ; mais, à Londres, l'ennui les ouvre incessamment de la façon la moins agréable. Entre Londres et Petersbourg, tout le monde préférera les glaces de la nature à celle des figures. A la Perspective, il n'y a qu'un czar ; à Londres, autant de lords autant de czars ; c'est trop. Le Grand Canal est un cadavre, le Bois de la Haye n'est qu'une vaste guinguette de riches, et la Corsia dei Servi, n'en déplaise à l'Autriche, est meublée de trop d'espions pour être elle-même ; tandis qu'à Paris !... Oh ! à Paris, là est la liberté de l'intelligence, là est la vie ! une vie étrange et féconde, une vie communicative, une vie chaude, une vie de lézard et une vie de soleil, une vie artiste et une vie amusante, une vie à contrastes. Le boulevard, qui ne se ressemble jamais à lui-même, ressent toutes les secousses de Paris : il a ses heures de mélancolie et ses heures de gaieté, ses heures désertes et ses heures tumultueuses, ses heures chastes et ses heures honteuses. A sept heures du matin, pas un pied n'y fait retentir la dalle, pas un roulis de voiture n'y agace le pavé.

Le boulevard s'éveille tout au plus à huit heures au bruit de quelques cabriolets, sous la pesante démarche de rares porteurs chargés, aux cris de quelques ouvriers en blouse allant à leurs chantiers. Pas une persienne ne bouge, les boutiques sont fermées comme des huîtres. C'est un spectacle inconnu de bien des Parisiens, qui croient le boulevard toujours paré, de même qu'ils croient, ainsi que le croit leur critique favori, les homards nés rouges. A neuf heures, le boulevard se lave les pieds sur toute la ligne, ses boutiques ouvrent les yeux en montrant un affreux désordre intérieur. Quelques moments après, il est affairé comme une grisette, quelques paletots intrigants sillonnent ses trottoirs. Vers onze heures, les cabriolets courent aux procès, aux payements, aux avoués, aux notaires, voiturant des faillites en bourgeon, des quarts d'agent de change, des transactions, des intrigues à figures pensives, des bonheurs endormis à redingotes boutonnées, des tailleurs, des chemisiers, enfin le monde matinal et affairé de Paris. Le boulevard a faim vers midi, on y déjeune, les boursiers arrivent. Enfin, de deux heures à cinq heures, sa vie atteint à l'apogée, il donne sa grande représentation GRATIS. Ses trois mille boutiques scintillent, et le grand poëme de l'étalage chante ses strophes de couleurs depuis la Madeleine jusqu'à la porte Saint-Denis. Artistes sans le savoir, les passants vous jouent le chœur de la tragédie antique : ils rient, ils aiment, ils pleurent, ils sourient, ils songent creux ! Ils vont comme des ombres ou comme des feux follets !... On ne fait pas deux boulevards sans rencontrer un ami ou un ennemi, un original qui prête à rire ou à penser, un pauvre qui cherche un sou, un vaudevilliste qui cherche un sujet, aussi indigents mais plus riches l'un que l'autre. C'est là qu'on observe la comédie de l'habit. Autant d'hommes, autants d'habits différents ; et autant d'habits, autant de caractères ! Par les belles journées les femmes se montrent, mais sans toilette. Les toilettes aujourd'hui vont dans l'avenue des Champs-Elysées ou au Bois. Les femmes comme il faut qui se promènent sur les boulevards n'ont que des fantaisies à contenter, s'amusent à marchander;  elles passent vite et sans reconnaître personne.

La vie de Paris, sa physionomie, a été, en 1500, rue Saint-Antoine ; en 1600, à la place Royale ; en 1700, au pont Neuf ; en 1800, au Palais-Royal. Tous ces endroits ont été tour à tour les boulevards !... La terre a été passionnée là, comme l'asphalte l'est aujourd'hui sous les pieds des boursiers, au perron de Tortoni. Enfin, le boulevard a eu ses destinées lui-même. Le boulevard ne fit pressentir ce qu'il serait un jour qu'en 1800. De la rue du Faubourg-du-Temple à la rue Chariot, où grouillait tout Paris, sa vie s'est transportée, en 1815, au boulevard du Panorama. En 1820, elle s'est fixée au boulevard dit de Gand, et maintenant elle tend à remonter de là vers la Madeleine. En 1860, le cœur de Paris sera de la rue de la Paix à la place de la Concorde. Ces déplacements de la vie parisienne s'expliquent. En 1500, la cour était au château des Tournelles, sous la protection de la Bastille. En 1600, l'aristocratie demeurait à la fameuse place Royale, chantée par Corneille, comme quelques jours on chantera les boulevards.

La cour allait alors tantôt à Saint-Germain, tantôt à Fontainebleau, tantôt à Blois ; le Louvre n'était pas le dernier mot de la royauté. Quand Louis XIV décida Versailles, le pont Neuf devint la grande artère par où toute la ville passa pour aller d'une rive à l'autre. En 1800, il n'y avait plus de centre, on cherchait l'amusement où il se faisait : les spectacles de Paris se trouvaient sur le boulevard du Temple, le boulevard du Temple fut donc toute la ville, et Désaugiers le célébra par sa fameuse chanson. Les boulevards n'étaient alors qu'une route royale de première classe qui menait au plaisir, car on sait ce que fut le Cadran-Bleu !... Les Bourbons, en 1813, ayant mis l'activité de la France à la Chambre, les boulevards devinrent le grand chemin de toute la cité. Néanmoins, la splendeur du boulevard n'a monté vers son apogée qu'à partir de 1830 environ. Chose étrange, ce fut le côté nord qui eut la vogue ; les Parisiens s'obstinaient à ne passer que sur cette ligne. La ligne méridionale, sans passants, partant sans valeur, voyait ses boutiques sans preneurs et sans chalands, livrées à des commerces sans luxe ni dignité. Cette bizarrerie avait encore sa cause : Paris vivait alors tout entier entre la ligne nord et les quais. En quinze ans, un second Paris s'est construit entre les collines de Montmartre et la ligne du midi. Dès lors, les deux lignes ont rivalisé d'élégance et se sont disputé les promeneurs.

L'histoire du boulevard, comme celle des empires, offre des commencements mesquins. Quel Parisien, s'il est quadragénaire, ne se souvient encore de la barbarie municipale qui laissa pendant si longtemps, à l'entrée de chaque boulevard, des poteaux dans lesquels se donnaient des femmes enceintes, des jeunes gens distraits dont les yeux occupés ne leur permettaient pas d'apercevoir ce poteau sur lequel on s'empalait l'abdomen ? Il n'y avait pas moins de mille accidents graves par an, et l'on en riait !... Le maintien barbare et stupide de ces poteaux, pendant trente ans, explique l'administration française, et surtout celle de la ville de Paris, la moins habile, la plus gaspilleuse, et la moins imaginative de toutes. Les boulevards furent un cloaque impraticable par les temps de pluie. Enfin, l'Auvergnat Chabrol entreprit son dallage mesquin en pierre de Volvic. Autre trait du caractère municipal ! On fit venir du fond de l'Auvergne des dalles volcaniques, poreuses, sans durée, quand la Seine pouvait amener du granit des côtes de l'Océan. Ce progrès fut salué par les Parisiens comme un bienfait, quoique le bienfait ne permît pas à trois personnes de se rencontrer.

Encore aujourd'hui, bien des améliorations sont attendues. La voie des boulevards devrait être d'un asphalte égal, et ne pas être entremêlée de dalles et d'asphalte, car on pense aussi par les pieds à Paris, et ce changement dans le tillac cahote la tête. Le pavage de la chaussée devrait être établi richement, coquettement, dans le genre de l'essai fait rue Montmartre. Enfin, le terrain devrait être égalisé d'un bout à l'autre, et la porte Saint-Denis désobstruée. Mais les boulevards ne seront dignes de Paris qu'après un changement radical dans les constructions riveraines, quand on pourra s'y promener à couvert aussi bien qu'à découvert, sans avoir à craindre ou la grillade ou la pluie. La reconstruction des maisons serait d'une cherté qui la rend impossible ; mais on obtiendrait d'excellents résultats par des balcons en saillie et continus. (Voir Ce qui disparaît de Paris.) Et pourquoi ne ferait-on pas murmurer, au bas de chaque allée, un limpide ruisseau, de la place de la Concorde à la place de la Bastille ? Quels arbres ! quelle végétation que celle des boulevards aujourd’hui!... N'aurait-on élevé l'eau de la Seine au quai de Billy que pour la reverser dans la Seine au pont Louis XVI, en la faisant passer par des corps de sirènes ? Ce serait un enfantillage ou un mythe. Tels qu'ils sont néanmoins, en aucun temps, chez aucune nation, il n'a existé de points de vue, ni de promenades, ni de spectacles, pareils à ceux que présentent les boulevards depuis le pont d'Austerlitz, au bout duquel est le Jardin des Plantes, jusqu'à la Madeleine, au bout de laquelle sont la place de la Concorde et les Champs-Elysées.

Maintenant, prenons notre vol comme si nous étions en omnibus, et suivons ce fleuve, cette seconde Seine sèche, étudions-en la physionomie...

De la Madeleine à la rue Caumartin, on ne flâne pas. C'est un passage dominé par notre imitation du Parthénon, grande et belle chose, quoi qu'on dise, mais gâtée par les infâmes sculptures de café qui déshonorent les frises latérales. La rue parallèle au boulevard, du côté du midi, éloigne les passants des boutiques, et les constructions sur la ligne gauche ne sont entreprises que depuis un an. Aussi, le boulevard, clans cette partie, attend-il ses destinées de l'avenir ; elles seront brillantes, surtout si l'on supprime la rue méridionale. Jusqu'à la transformation prochaine du ministère des Affaires étrangères en maisons à boutiques, toute cette zone est sacrifiée. On y passe, on ne s'y promène pas. Cette partie est sans animation, quoique le passant soit généralement bien mis, élégant et riche. C'est le passage le plus dangereux : cinq rues y débouchent. C'est le passage le plus glissant : le ministère des Affaires étrangères est là. Voilà peut-être la raison qui fait que personne ne reste sur ce boulevard ; la politique déteint sur la locomotion ; mais on va supprimer la politique. Tant que la rue Basse-du-Rempart, la dernière des rues basses, existera, ce boulevard n'aura ni gaieté, ni caractère, ni flâneurs, ni vente conséquemment. O propriétaires, sachez semer les cent mille francs qui donnent les millions ! En cet endroit, le flâneur se sait trop vu ; le Parisien n'aime pas à ce que les maisons lui disent si insolemment qu'il est là pour les menus plaisirs des premiers étages.

La maison qui fait l'angle de la rue Caumartin est une des maisons les plus célèbres du dix-huitième siècle ; mademoiselle Guimard l'habitat jusqu'au moment d'aller occuper son hôtel de la Chaussée-d’Antin. On y voit encore les attributs de l'opéra sculptés sur le pavillon arrondi qui fait l'angle de la rue. Ce sera démoli quelque jour, comme la maison de Lulli, située aussi à un angle, celui de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue Sainte-Anne, et où il a signé son nom par des sculptures parmi lesquelles se voit, sous forme de lyre, le violon qui fit sa fortune.

À la rue de la Paix, tout change, le passant abonde. Autrefois, le boulevard finissait réellement là. Tout Paris débouchait par la rue de la Paix pour aller aux Tuileries. La rue de la Paix est la future antagoniste de la rue Richelieu, ce sera la rue Saint-Denis moderne. Dès que vous avez passé ce point, vous atteignez au cœur du Paris actuel, qui palpite entre la rue de la Chaussée-d'Antin et la rue du Faubourg-Montmartre. Là, commencent ces édifices bizarres et merveilleux qui tous sont un conte fantastique ou quelques pages des Mille et une Nuits. D'abord, le pavillon de Hanovre et la grande maison qui lui fait face, bâtie par Simon, pour ôter la vue des jardins au maréchal de Richelieu. Tout Paris passe par là sans se douter qu'il y eut un procès de vingt ans, perdu parle maréchal, et l'on croit au règne du bon plaisir dans un temps où le roi lui-même succombait en plein parlement ! Puis les Bains chinois, l'une des plus grandes audaces commerciales, une annonce d'un million, une réclame éternelle, et, chose étrange ! faite sous l'Empire.

Si les beaux et curieux édifices, comme la Maison dorée, comme celle du Grand Balcon, qui meublent les boulevards, n'étaient pas entremêlés de sales et ignobles constructions plâtreuses, sans goût, sans décor, les boulevards pourraient lutter, comme fantaisie d'architecture, avec le plus grand canal de Venise.

Regardez bien l'entrée de la rue Grange-Batelière, bordée à chaque encoignure d'édifices sans grandeur ni caractère, au milieu de tant de splendeurs ! Croiriez-vous que l'une de ces maisons soit celle du Jockey-Club ? ne trouvez-vous pas étrange que ses membres, aussi riches qu'élégants, n'aient pas eu la pensée nationale de lutter avec les clubs de Londres, dont la magnificence dépasse celle des rois ? C'est à un ancien tapissier, devenu par vocation architecte, que l'on doit la fameuse Maison dorée ! Eh bien ! de l'autre côté du boulevard, c'est au célèbre tailleur Buisson que les boulevards sont redevables de l'immense maison bâtie dans la cour de l'hôtel où tous les joueurs de Paris ont palpité pendant trente-cinq ans ! Là fut Frascati, dont le nom fut religieusement conservé par un café, rival de celui dit du Cardinal, qui lui fait face. Admirez les étonnantes révolutions de la propriété dans Paris ! Sur la garantie d'un bail de dix-neuf ans qui oblige à un loyer de cinquante mille francs, un tailleur construit cette espèce de phalanstère coliséen, et il y gagnera, dit-on, un million ; tandis que, dix ans auparavant, la maison du café Cardinal, dont le rez-de-chaussée rapporte aujourd'hui quarante mille francs, fut vendue pour la somme de deux cent mille francs !... Buisson et Janisset, le café Cardinal et la Petite Jeannette (combien de déjeuners, d'affaires, de bijoux, de fortunes, en peu de mots !) forment la tête de la rue Richelieu. N'est-ce pas la cuisine, l'habit, la robe, les diamants, et tout Paris peut-être ? car rien ne se fait sans cela ou pour cela.

Quel attrait, quelle atmosphère capiteuse pétillent entre la rue Taitbout et la rue Richelieu, jusqu'à l'autre perspective que voici ! Qui ne le sait ?

Une fois que vous avez mis le pied là, votre journée est perdue si vous êtes homme de pensée. C'est un rêve d'or et d'une distraction invincible. On est à la fois seul et en compagnie. Les gravures des marchands d'estampes, les spectacles du jour, les friandises des cafés, les brillants des bijoutiers, tout vous grise et vous surexcite. Toute la haute et fine marchandise de Paris est là : bijoux, étoffes, gravures, librairie. Le préfet de police devrait interdire aux pauvres de passer par là, car ils doivent vouloir procéder immédiatement à la loi agraire. La lorette débouche infailliblement par les quatre à cinq lignes qui mènent aux rues qu'elle affectionne ; et, tout à coup, le penseur est comme un chasseur lisant Horace qui voit filer devant lui les compagnies de perdrix ! On sort du champ de bataille de la Bourse pour aller aux restaurants, en passant d'une digestion à une autre. Tortoni n'est-il pas à la fois la préface et le dénoûment de la Bourse ? Les clubs de Paris sont là presque tous, les artistes fameux, les illustres richards ; l'Opéra et ses mille pieds y passent à tout moment ; les cafés sont d'une splendeur fabuleuse. Dix théâtres, y compris celui de Comte, rayonnent aux environs. Ce point de Paris a tué le Palais-Royal. On s'y croit riche, enfin on peut s'y croire spirituel en frôlant sans cesse des gens d'esprit. Il y roule tant d'équipages, que, par moments, on ne s'y croit plus à pied. Ce mouvement vertigineux vous gagne ; il est dangereux de rester là, sans une causerie ou une pensée intéressante. Voilà ce qui fait qu'on est plus heureux à Paris avec cent louis de rente qu'à Londres avec cinquante millions de fortune, et à Pétershourg avec cinquante mille paysans de rente. A partir de la rue Montmartre jusqu'à la rue Saint-Denis, la physionomie du boulevard change entièrement, malgré des constructions qui ne manquent pas de caractère, et parmi lesquelles on remarque tout d'abord le magnifique hôtel Lagrange, où logent maintenant les tapis d'Aubusson. On a vainement bâti la maison babylonienne du pont de fer qui s'est donné le tort d'être en plâtre ; le Gymnase y montre vainement sa petite façade coquette ; plus loin, le bazar Bonne-Nouvelle, aussi beau qu'un palais vénitien, est en vain sorti de terre comme au coup de baguette d'une fée : tout cela, peines perdues !...

Il n'y a plus d'élégance chez les passants, les belles robes y sont comme dépaysées ; l'artiste, le lion, ne s'aventurent plus dans ces parages. Les masses inélégantes et provinciales, commerciales et mal chaussées, des rues Saint-Denis, des faubourgs du Temple, de la rue Saint-Martin, arrivent ; les vieux propriétaires, les bourgeois retirés, se montrent; et c'est tout un autre monde !... Le même phénomène a lieu, d'ailleurs, à Pétershourg, où la vie de la Perspective est concentrée entre la Morskaia et le palais d'Anikoff. A Paris, un seul boulevard d'intervalle produit ce changement total. Les boutiques n'ont plus cette audace dans le décor, ce luxe dans les détails, cette richesse d'étalage, qui poétisent les boulevards entre la rue de la Paix et la rue Montmartre. Les marchandises sont tout autres, l'effrontée boutique à vingt-cinq sous étale ses produits éphémères, l'imagination n'a plus ces stimulants si prodigués quelques pas plus loin. Ce contraste est si frappant, que l'esprit s'en ressent ; les idées ne sont plus les mêmes, on laisse ses pièces de cent sous tranquilles dans sa poche, quand on en a. Mais, si vous allez jusqu'à la porte Saint-Denis, que le conseil municipal essaye de dégager depuis vingt ans sans y parvenir, oh ! alors, malgré l'aspect original de ce vaste bassin, il prend envie aux pieds de retourner quand la nécessité d'une affaire vous oblige à vous aventurer dans ces parages. Ce boulevard offre une variété de blouses, d'habits déchirés, de paysans, d'ouvriers, de charrettes, de peuple enfin, qui l'air d'une toilette un peu propre une dissonance choquante, un scandale très-remarqué.

Vous retrouverez là l'ineptie de la ville, elle brille en plein soleil. A dix pieds de la porte Saint-Denis, on laisse depuis cinquante ans une fontaine uniquement destinée à vendre de l'eau. C'est un affreux marais, infranchissable par tous les temps, qui fait de la crotte à vingt mètres à la ronde, et qui déshonore ce coin. Pourquoi ? je défie cent conseillers municipaux de l'expliquer, de le justifier. Ce boulevard fut toujours une sentine ignoble. On y a laissé subsister pendant cent ans un petit mur d'un mètre de hauteur, qui séparait une rue basse du boulevard. Devant le passage dit du Bois-de-Boulogne, il y avait un petit escalier où la fameuse Guimard se démit le pied en le descendant. Tout Paris fut en rumeur à cette cause. Le petit mur a subsisté, depuis cet accident, encore cinquante ans. Si Lafayette, que le peuple a hué en cet endroit en 1832, en l'accusant de trahison, s'était enrhumé sous la pompe, elle y aurait gagné cent ans d'existence. Les malheurs causés par les abus consolident, à Paris, les abus. On ne s'appelle pas préfet de la Seine pour rien, il faut en vendre l'eau partout. Mais pourquoi l'eau ne se mettrait-elle pas en boutique ? manque-t-on par là de coins honteux où la ville élèverait d'élégants réservoirs semblables à celui de la rue de l'Arcade ?

Voici le côté populaire des boulevards. A partir du théâtre de la Porte-Saint-Martin jusqu'au café Turc, le peuple a tout pris sous sa protection. Ainsi, le succès amène au théâtre non pas des spectateurs, mais toute la nation des faubourgs. Le Château-d'Eau n'a jamais été calomnié par les romanciers populaires ; et, de midi à quatre heures, la scène du caporal et de la payse est visible tous les jours de beau temps.

Cette zone est enfin le boulevard des Italiens du peuple ; mais elle n'est cela que le soir, car le matin tout y est morne, sans activité, sans vie, sans caractère ; tandis que, le soir, c'est effrayant d'animation. Huit théâtres y appellent incessamment leurs spectateurs. Cinquante marchandes en plein vent y vendent des comestibles et fournissent la nourriture au peuple, qui donne deux sous à son ventre et vingt sous à ses yeux. C'est le seul point de Paris où l'on entende les cris de Paris, où l'on voit le peuple grouillant et ces guenilles à étonner un peintre, et ces regards à effrayer un propriétaire ! Feu Bobèche était là, l'une des gloires de ce coin, et, comme tant de gloires, sans successeurs. Son compère s'appelait Galimafrée. Martinville a écrit pour ces deux illustres saltimbanques les parades qui faisaient tant rire l'enfant, le soldat et la bonne, dont les costumes émaillent constamment la foule sur ce célèbre boulevard, que voici dans toute sa vérité.

La maison du restaurant Deffieux fut le suprême effort de ce quartier pour lutter avec les boulevards supérieurs. Cet édifice, ceux de l'Ambigu et du Cirque, ont été des tentatives sans imitateurs. Les autres théâtres, les maisons, tout est construit sur les plus vilains modèles : le plâtre, les ornements sans durée, tout y est précaire et piteux ; mais l'ensemble, comme vous le voyez, produit un effet bizarre qui ne manque pas d'originalité. Le fameux Cadran-Bleu n'a pas une fenêtre ni un étage qui soient du même aplomb. Quant au café Turc, il est à la mode ce que les ruines de Thèbes sont à la civilisation.

Bientôt commencent les boulevards déserts, sans promeneurs, les landes de cette promenade royale. L'ennui vous y saisit, l'atmosphère des fabriques se sent de loin. Il n'y a plus rien d'original. Le rentier s'y promène en robe de chambre, s'il veut ; et, par les belles journées, on y voit des aveugles qui font leur partie de cartes. In piscem desinit elegantia. On y expose sur des tables de petits palais en fer ou en verre, les boutiques sont hideuses, les étalages sont infects. La tête est à la Madeleine, les pieds sont au boulevard des Filles-du-Calvaire. La vie et le mouvement recommencent sur le boulevard Beaumarchais, à cause des boutiques de quelques marchands de bric-à-brac, à cause de la population qui s'agglomère autour de la colonne de Juillet. Il y a là un théâtre qui de Beaumarchais n'a pris encore que le nom.

Au delà, le boulevard Bourdon n'est plus Paris : c'est la campagne, c'est le faubourg, c'est la grande route, c'est la majesté du néant ; mais c'est un des plus magnifiques lieux de Paris, le coup d'œil y est étourdissant. C'est une splendeur romaine sans spectateurs ! Le pont d'Austerlitz, la Seine dans sa plus grande largeur, Notre-Dame, le Jardin des Plantes, la Halle aux Vins, l'île Saint-Louis, les greniers d'abondance, la colonne de Juillet, les fossés de la Bastille, la Salpêtrière, le Panthéon, tout y est grandiose. Vraiment, la fin du drame parisien est digne de son commencement.

Allez, au grand trot d'un cheval anglais, de la place de la Concorde et de la Madeleine au pont d'Austerlitz, vous lirez en un quart d'heure ce poème de Paris, depuis l'arc de triomphe de l'Étoile, où revivent trois mille soldats, jusqu'au palais où vivent trois mille folles ; depuis le Garde-Meuble jusqu'au Muséum, depuis l'échafaud de Louis XVI, couvert par un caillou d'Egypte, jusqu'au premier coup de feu de la Révolution allumé sous les yeux de Beaumarchais, qui tira le premier bon mot dix ans avant le premier coup de fusil ; depuis les Tournelles, où naquit le roi de France, jusqu'à la Chambre, où il est mort sous le roi des Français. L'histoire de France, les dernières pages principalement, sont écrites sur les Boulevards.

Une concurrence formidable se prépare contre les boulevards. Aujourd'hui, les gens distingués se promènent aux Champs-Elysées, dans la contre-allée méridionale ; mais la même imprévoyance qui rend les boulevards impraticables en temps de pluie, le temps le plus fréquent à Paris, arrêtera pendant longtemps le succès de la grande avenue des Champs-Elysées.

Caveant consules ! — J'ai dit.

 Honoré de  Balzac

Histoire et physiologie des boulevards de Paris de la Madeleine à la Bastille par Honoré de Balzac