Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy

    « Vous vous êtes trompé parce que vous ne faites pas comme moi » ou bien :
Vous avez du talent, moi je n'en ai aucun, ça ne peut pas continuer plus longtemps » ...

    « J'essaie de voir, à travers les œuvres, les mouvements multiples qui les ont fait naître et ce qu'elles contiennent de vie intérieure ; n'est-ce pas autrement intéressant que le jeu qui consiste à les démonter comme de curieuses montres ? »

    « Les hommes se souviennent mal qu'on leur a défendu, étant enfants, d'ouvrir le ventre des pantins... (c'est déjà un crime de lèse-mystère) : ils continuent à vouloir fourrer leur esthétique nez là où il n'a que faire. S'ils ne crèvent plus de pantins, ils expliquent, démontent et, froidement, tuent le mystère : c'est plus commode et alors on peut causer.
Mon Dieu, une incompréhension notoire excuse les uns ; quelques autres, plus féroces, y mettent de la préméditation : il faut bien défendre sa chère petite médiocrité ...
Louise Ochsé.  Forest, 1884 – Auschwitz, 1944. Claude Debussy. Monsieur Croche, antidilettante. Ces derniers ont une clientèle fidèle.
Je m'occupe fort peu des œuvres consacrées soit par le succès, soit par la tradition ; une fois » pour toutes, Meyerbeer, Thalberg, Reyer ... sont des hommes de génie, ça n'a pas autrement d'importance.
Les dimanches où le bon Dieu est gentil, je n'entends aucune musique ; je vous en fais toutes mes excuses ... »

    « Enfin, veuillez vous en tenir au mot “ Impressions ”, auquel je tiens pour ce qu'il me laisse la liberté de garder mon émotion de toute esthétique parasite. »

    « Vous avez une tendance à grossir des événements qui auraient semblé naturels, par exemple, à l'époque d'un Bach.
— Vous me parlez de la sonate de M. P. Dukas ; il est probablement de vos amis, et même critique musical ?
Autant de raisons pour se dire du bien.
On vous a pourtant dépassé dans l'éloge, et M. Pierre Lalo, dans un feuilleton du journal le Temps exclusivement consacré à cette sonate, lui sacrifiait du même coup celles qu'écrivirent Schumann et Chopin.
Certes, la nervosité de Chopin sut mal se plier à la patience qu'exige la confection d'une sonate ; il en fit plutôt des esquisses très poussées.

Claude Debussy par Louise Ochsé (Forest, 1884 – Auschwitz, 1944.).
En 1912, ses sculptures sont remarquées par Guillaume Apollinaire, qui les commente ainsi :
« À une époque où l’on commence à discuter que l’interprétation du corps humain ne soit le but artistique le plus élévé, comme si l’art du nu n’avait pas été jusqu’ici l’art suprême, il est réconfortant de voir que les sculpteurs au moins sont encore sensibles à la beauté »

    On peut tout de même affirmer qu'il inaugura une manière personnelle de traiter cette forme, sans parler de la délicieuse musicalité qu'il inventait à cette occasion.
C'était un homme à idées généreuses, il en changeait souvent sans en exiger un placement à cent pour cent qui est la gloire la plus claire de quelques-uns de nos maîtres.

    Naturellement M. P. Lalo ne manque pas d'évoquer la grande ombre de Beethoven à propos de la sonate de votre ami Dukas. A sa place, j'en aurais été médiocrement flatté !
Les sonates de Beethoven sont très mal écrites pour le piano ; elles sont plus exactement, surtout les dernières, des transcriptions d'orchestre ; il manque souvent une troisième main que Beethoven entendait certainement, du moins je l'espère.
Il valait mieux laisser Schumann et Chopin tranquilles : ceux-là écrivirent réellement pour le piano et, si cela parait mince à M. P. Lalo, il peut au moins leur être reconnaissant d'avoir préparé la perfection que représentent un Dukas ... et quelques autres. »

    Ces derniers mots furent exprimés par M. Croche avec une imperturbable froideur : c'était à prendre ou à jeter par les fenêtres. J'étais trop intéressé et le laissai continuer, après un long silence pendant lequel il parut ne plus vivre que par la fumée de son cigare, dont curieusement il regardait monter la spirale bleue, semblant y contempler de curieuses déformations ... peut-être d'audacieux systèmes ...
Son silence interloquait et effrayait un peu ... Il reprit :

    « La musique est un total de forces éparses ... On en fait une chanson spéculative !
J'aime mieux les quelques notes de la flûte d'un berger égyptien, il collabore au paysage et entend des harmonies ignorées de vos traités ...
Les musiciens n'écoutent que la musique écrite par des mains adroites ; jamais celle qui est inscrite dans la nature.
Voir le jour se lever est plus utile que d'entendre la Symphonie Pastorale. A quoi bon votre art presque incompréhensible ?
Ne devriez-vous pas en supprimer les complications parasites qui l'assimilent pour l'ingéniosité à une serrure de coffre-fort ...

    Vous piétinez parce que vous ne savez que la musique et obéissez à des lois barbares et inconnues ...
On vous salue d'épithètes somptueuses et vous n'êtes que malins ! Quelque chose entre le singe et le domestique. »

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