Hector Berlioz. Monsieur Croche, antidilettante. Debussy.

    Il y avait du thaumaturge dans Wagner, et cette impunité dans la domination excusa presque son imperturbable vanité. Si Richter ressemble à un prophète, quand il dirige l'orchestre c'est le bon Dieu... (et encore soyez sûr que le bon Dieu ne risquerait cette aventure qu'après avoir demandé quelques conseils à Richter). Pendant que sa main droite armée d'un petit bâton sans prétention assure la précision des rythmes, sa main gauche se multiplie, indiquant à tout le monde ce qu'il doit faire. Cette main est « ondoyante et diverse », sa souplesse est invraisemblable. Puis, lorsque l'on croit qu'il n'y a vraiment pas moyen d'avoir plus de richesse sonore, ses deux bras se lèvent à la fois, l'orchestre bondit à travers la musique avec une fougue irrésistible qui balaie, comme fétu de paille, l'indifférence la plus enracinée. Toute cette pantomime reste discrète, sans jamais accrocher désagréablement l'œil, ni s'interposer entre la musique et le public. J'ai essayé vainement de voir ce prodigieux homme. C'est un sage qui se dérobe farouchement à l'interview ... Pendant un instant j'ai pu l'apercevoir faisant répéter Fafner, le pauvre dragon sur lequel Siegfried, petite brute héroïque, essayera tout à l'heure la vertu de son épée ... On comprendra, j'en suis sûr, mon émotion à contempler, courbé sur un piano, le consciencieux vieil homme, accomplissant une besogne d'anonyme répétiteur ... Dérange-t-on un pareil brave homme sous le futile prétexte de lui arracher des confidences ? Ne serait-ce pas aussi exorbitant que l'offre outrecuidante de se faire arracher subitement une dent ? Vous pensez bien qu'on avait écrémé les théâtres d'Allemagne pour trouver les chanteurs dignes d'une pareille exécution ; il faudrait les citer tous ... J'en détacherai pour aujourd'hui M. Van Dick qui eut la fantaisiste ironie de Loge dans l'Or du Rhin et le lyrisme passionné de Siegmund dans Walkyrie. M. Lieban, dans le rôle du nain Mime, incroyable de sournoiserie rampante, chante merveilleusement malgré cela. Ces deux hommes sont de grands artistes ... Mlle Zimmermann fait presque oublier M me Caron qui avait revêtu la figure de Sieglinde, d'un charme si angoissant. Quant aux trois filles du Rhin, je vous souhaiterai simplement de les entendre ... Le public anglais écoute avec une attention, on peut dire forcenée. S'il y a ennui, cela ne se trahit jamais ; la salle étant, d'autre part, plongée dans l'obscurité pendant la durée des actes, on peut même y dormir en toute sécurité. On applaudit seulement à la fin de chaque acte, tradition essentiellement wagnérienne ; et le docteur Richter s'en va content, insensible aux ovations, peut-être impatient d'une bière réparatrice.

XXIII

BERLIOZ

 

 

    Berlioz n'eut jamais de chance. Hector Berlioz, lithographie de Fantin-Latour (1836-1904). Claude Debussy. Monsieur Croche, antidilettante, Frans leren, Vivienne  StringaIl souffrit de l'insuffisance des orchestres et des intelligences de son temps.
Voici aujourd'hui que le génie inventif de M. Gunzbourg, avec l'appui de la Société des Grandes Auditions Musicales de France, se charge de revoir et d'augmenter sa gloire posthume en adaptant à la scène la Damnation de Faust.
Sans parti pris, on peut au moins opposer à cette adaptation le fait indéniable que, Berlioz étant mort sans laisser d'indications précises sur son opportunité, elle est d'une esthétique discutable.

    Au surplus, chausser les souliers d'un mort sans y être autrement invité me paraît envoyer promener bien délibérément ce sentiment de respect que nous avons habituellement pour les morts ; mais, encore une fois, la confiance que M. Gunzbourg n'a jamais cessé d'avoir dans son génie lui permet tout naturellement de traiter Berlioz comme un frère et d'exécuter des volontés qui lui sont parvenues probablement d'outre-tombe.
En cela, M. Gunzbourg continue cette regrettable coutume qui veut que les chefs-d'œuvre engendrent : les commentateurs, les adaptateurs, les tripatouilleurs ... race innombrable, dont les représentants naissent sans mandat bien précis, que celui d'entourer d'un brouillard de mots et d'épithètes considérables les pauvres susdits chefs-d'œuvre.
Il n'y a pas que Berlioz, hélas !
Il y a le célèbre Sourire de la Joconde, qu'une curieuse obstination étiqueta à jamais de « mystérieux »...

Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy