Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (10)

    On agit de même pour les garçons et les hommes remis par les « agents de sodomie ».

    La revue des filles à la maison de campagne du duc dure treize jours. On en examine dix par jour.

    On examine de la même façon les garçons, les drauques et les servantes.

    Cette assemblée se rend au château du duc ; c'est le théâtre du récit et des orgies pendant neuf mois. On a disposé les meubles, réuni des vivres et des vins. Le château est au milieu de forêts, entouré de hautes montagnes presque inaccessibles. Le domaine est clos par une muraille élevée qu'encercle un grand fossé. Au dehors, le paysage est tranquille et quasi religieux, ce qui prête plus de prix au libertinage. Toutes les chambres donnent sur une grande cour intérieure. Au premier étage se trouve une grande galerie qui aboutit à la salle à manger, assez près des cuisines. Cette salle à manger est meublée d'ottomanes, de fauteuils, de tapis. Elle est très confortable. De là, on passe dans le « salon de compagnie », bien meublé, près du « cabinet d'assemblée » où se tiennent les quatre vieilles. Cette salle est le « champ de bataille », la scène des « assemblées lubriques » et meublée en conséquence. Elle est en demi-cercle. On y remarque quatre grandes niches ornées de glaces. Dans un coin se trouve une ottomane. Au milieu de la salle est disposé un trône pour la conteuse, sur les marches du trône se tiennent « les sujets de débauche » qui, pendant les récits, doivent soulager les sens excités des libertins. Le trône et les marches sont couverts de satin bleu-noir agrémenté de galons d'or. Les niches sont tendues de satin bleu clair. Au fond de chaque niche s'ouvre une « mystérieuse garde-robe » dans laquelle le libertin se retire avec l'objet de ses désirs, et dans laquelle on trouve un canapé « et tous les autres meubles nécessaires aux impuretés de toute espèce ». Des deux côtés du trône se dressent jusqu'au plafond de hautes colonnes creuses dans lesquelles on enferme les personnes à punir. Elles renferment des instruments de supplice dont la vue seule est effroyable et provoque chez le martyr cette épouvante « d'où naît presque tout le charme de la volupté dans l'âme des persécuteurs ». Près de cette grande salle est un boudoir pour les voluptés les plus secrètes. Dans une autre aile du château sont quatre belles chambres à coucher avec boudoir, garde-robes, lits turcs de damas tricolore, et ornées des objets les plus luxurieux et les plus propres à flatter « la lubricité la plus sensuelle ».

Guillaume Apollinaire - L’œuvre du Marquis de Sade, introduction, frans leren, Vivienne Stringa. Un masque sonne le Glas funèbre | estampe | Odilon Redon

    Aux deux étages sont quelques chambres pour les conteuses, les garçons, les filles, les servantes, etc. Hors de la chapelle, au bout de la galerie, est un escalier en limaçon de trois cents marches conduisant au sous-sol, dans une salle voûtée et sombre, close de trois portes de fer, où l'on a disposé ce que l'art le plus cruel et la barbarie la plus raffinée ont imaginé de plus terrible.

    Tous entrent au château le 29 octobre, à 8 heures du soir. Comme au conclave, sur la demande du duc, on mure les portes et les issues. Jusqu'au 1er novembre (quatre jours) les victimes se reposent, et les quatre libertins établissent le règlement. Il est court : Lever à 10 heures du matin, puis visite aux garçons.

    A 11 heures, collation (chocolat, rôti, vin) dans le sérail des filles qui versent nues et à genoux.

    Dîner de 3 à 5 heures, servi par les épouses et les vieilles. Café au salon. Entrée dans la salle de récit à 6 heures.

    Les costumes féminins sont changés chaque jour. On varie entre l'asiatique, l'espagnol, le grec, le vêtement de nonne, de fée, de magicienne, de veuve, etc.

    A 6 heures sonnant, l'historienne commence son récit, qui dure pendant quatre heures, interrompu par les intermèdes de plaisirs de diverses sortes que se procurent les libertins. A 10 heures, souper. Alors commencent les orgies du cabinet d'assemblée éclairé a giorno. Cela dure jusqu'à 2 heures. Il y a un certain nombre de fêtes, et, chaque dimanche soir, on procède à la correction des garçons et filles qui ont commis quelques peccadilles. On n'autorise que le langage lascif. On ne doit pas nommer Dieu sinon en blasphémant. Pas de repos. Les services les plus bas et les plus dégoûtants sont rendus parles filles et les épouses, qui doivent s'exécuter avec grâce.

    Après l'élaboration du règlement, le duc harangue, le 31 octobre, les femmes réunies au salon. Sa harangue est peu encourageante ; en voici à peu près la conclusion : le mieux qui puisse arriver à une femme, c'est de mourir de bonne heure. De Sade s'adresse alors au lecteur, lui demandant de cuirasser son cœur. Il va étaler 600 perversions sexuelles qui toutes existent : « On a distingué avec soin chacune de ces passions par un trait en marge, au-dessous duquel est le nom qu'on peut donner à cette passion. »

    Alors commencent Les 120 jours de Sodome. Le 1er novembre, la Duclos ouvre la session en exposant les 150 perversions simples, celles de la première classe. Chaque jour, elle en explique cinq. Le récit est interrompu par des discussions, des observations et des amusements variés.

    Cette première partie est la seule que de Sade ait développée avec toute l'ampleur que comportait un tel sujet. Ensuite, le papier a dû lui manquer.

    Les autres parties, la deuxième avec la Chanville et ses 150 « passions doubles », la troisième avec les 150 perversions criminelles de la Martaine et la quatrième avec les 150 perversions meurtrières de la Desgranges, sont abrégées, on pourrait dire esquissées. La Duclos parle en novembre, la Chanville en décembre, la Martaine en janvier, la Desgranges en février. Les récits se terminent le dernier jour, et l'on finit en massacrant les dernières victimes. D'ailleurs, voici le Compte du total :

Massacrés avant le 1er mars dans les orgies  ...................... 10

Depuis le 1er mars .................................................................. 20

Et il s'en retournent ............................................................... 16

    C'est là le résumé d'une œuvre qui, selon l'opinion du docteur Duehren, met le marquis de Sade au premier rang des écrivains du XVIIIe siècle, et dans laquelle il donne une explication scientifique de toutes les manifestations qui ressortissent à la psychopathie sexuelle.

    Le docteur Duehren connaît encore du marquis de Sade un assez long canevas pour un roman intitulé : Les journées de Florbelle ou la Nature dévoilée, suivies des Mémoires de l'abbé de Modore. Ce roman devait former un certain nombre de tomes. Dans le premier tome, il devait y avoir des dialogues sur la religion, l'âme, Dieu.

    Au deuxième tome, l'action se passe dans un bosquet de myrtes et de roses ; il y a des dialogues sur l'art du plaisir.

    Au troisième tome se trouve un projet d'établissement de trente-deux maisons de plaisir à Paris.

    Au quatrième tome, on trouve les vingt-quatre premiers chapitres de l'histoire de Modore.

    Au cinquième tome, onze chapitres de la même histoire, avec le récit des cruautés exercées sur la malheureuse Eudoxie.

    Au sixième tome, vingt-six chapitres de l'histoire de Modore, etc., etc.

    A la fin, le marquis indique un autre titre pour l'histoire de Modore : Le triomphe du vice ou la Véritable histoire de Modore (1).

    (1) Je ne donne pas ici l'analyse des ouvrages de Sade publiés ouvertement. En ce qui concerne la Philosophie dans le boudoir, la fable s'imagine trop facilement pour qu'il soit nécessaire d'insister.

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L'oeuvre du Marquis de Sade par Guillaume Apollinaire