Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.12

    Dans cette adresse au lecteur nous trouvons quelques renseignements sur le peuple mystérieux des mangeurs d’opium, cette nation contemplative perdue au sein de la nation active. Ils sont nombreux, et plus qu’on ne le croit. Ce sont des professeurs, ce sont des philosophes, un lord placé dans la plus haute situation, un sous-secrétaire d’État ; si des cas aussi nombreux, pris dans la haute classe de la société, sont venus, sans avoir été cherchés, à la connaissance d’un seul individu, quelle statistique effroyable ne pourrait-on pas établir sur la population totale de l’Angleterre ! Trois pharmaciens de Londres, dans des quartiers pourtant reculés, affirment (en 1821) que le nombre des amateurs d’opium est immense, et que la difficulté de distinguer les personnes qui en ont fait une sorte d’hygiène de celles qui veulent s’en procurer dans un but coupable est pour eux une source d’embarras quotidiens. Mais l’opium est descendu visiter les limbes de la société, et à Manchester, dans l’après-midi du samedi, les comptoirs des droguistes sont couverts de pilules préparées en prévision des demandes du soir. Pour les ouvriers des manufactures l’opium est une volupté économique ; car l’abaissement des salaires peut faire de l’ale et des spiritueux une orgie coûteuse. Mais ne croyez pas, quand le salaire remontera, que l’ouvrier anglais abandonne l’opium pour retourner aux grossières joies de l’alcool. La fascination est opérée ; la volonté est domptée ; le souvenir de la jouissance exercera son éternelle tyrannie.

    Si des natures grossières et abêties par un travail journalier et sans charme peuvent trouver dans l’opium de vastes consolations, quel en sera donc l’effet sur un esprit subtil et lettré, sur une imagination ardente et cultivée, surtout si elle a été prématurément labourée par la fertilisante douleur, — sur un cerveau marqué par la rêverie fatale, touched with pensiveness, pour me servir de l’étonnante expression de mon auteur ? Tel est le sujet du merveilleux livre que je déroulerai comme une tapisserie fantastique sous les yeux du lecteur. J’abrégerai sans doute beaucoup ; De Quincey est essentiellement digressif ; l’expression humourist peut lui être appliquée plus convenablement qu’à tout autre ; il compare, en un endroit, sa pensée à un thyrse, simple bâton qui tire toute sa physionomie et tout son charme du feuillage compliqué qui l’enveloppe. Pour que le lecteur ne perde rien des tableaux émouvants qui composent la substance de son volume, l’espace dont je dispose étant restreint, je serai obligé, à mon grand regret, de supprimer bien des hors-d’œuvre très-amusants, bien des dissertations exquises, qui n’ont pas directement trait à l’opium, mais ont simplement pour but d’illustrer le caractère du mangeur d’opium. Cependant le livre est assez vigoureux pour se faire deviner, même sous cette enveloppe succincte, même à l’état de simple extrait.

    L’ouvrage (Confessions of an English opium-eater, being an extract from the life of a scholar) est divisé en deux parties : l’une, Confessions ; l’autre, son complément, Suspiria de profundis. Chacune se partage en différentes subdivisions, dont j’omettrai quelques-unes, qui sont comme des corollaires ou des appendices. La division de la première partie est parfaitement simple et logique, naissant du sujet lui-même : Confessions préliminaires ; Voluptés de l’opium ; Tortures de l’opium. Les Confessions préliminaires, sur lesquelles j’ai à m’étendre un peu longuement, ont un but facile à deviner. Il faut que le personnage soit connu, qu’il se fasse aimer, apprécier du lecteur. L’auteur, qui a entrepris d’intéresser vigoureusement l’attention avec un sujet en apparence aussi monotone que la description d’une ivresse, tient vivement à montrer jusqu’à quel point il est excusable ; il veut créer pour sa personne une sympathie dont profitera tout l’ouvrage. Enfin, et ceci est très-important, le récit de certains accidents, vulgaires peut-être en eux-mêmes, mais graves et sérieux en raison de la sensibilité de celui qui les a supportés, devient, pour ainsi dire, la clef des sensations et des visions extraordinaires qui assiégeront plus tard son cerveau. Maint vieillard, penché sur une table de cabaret, se revoit lui-même vivant dans un entourage disparu ; son ivresse est faite de sa jeunesse évanouie. De même, les événements racontés dans les Confessions usurperont une part importante dans les visions postérieures. Ils ressusciteront comme ces rêves qui ne sont que les souvenirs déformés ou transfigurés des obsessions d’une journée laborieuse.

II

CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES

       Non, ce ne fut pas pour la recherche d’une volupté coupable et paresseuse qu’il commença à user de l’opium, mais simplement pour adoucir les tortures d’estomac nées d’une habitude cruelle de la faim. Ces angoisses de la famine datent de sa première jeunesse, et c’est à l’âge de vingt-huit ans que le mal et le remède font leur première apparition dans sa vie, après une période assez longue de bonheur, de sécurité et de bien-être. Dans quelles circonstances se produisirent ces angoisses fatales, c’est ce qu’on va voir.

Charles Baudelaire - Les Paradis artificiels, frans leren, Vivienne Stringa. | Lady Macbeth, 1898 Odilon Redon

    Le futur mangeur d’opium avait sept ans quand son père mourut, le laissant à des tuteurs qui lui firent faire sa première éducation dans plusieurs écoles. De très-bonne heure il se distingua par ses aptitudes littéraires, particulièrement par une connaissance prématurée de la langue grecque. À treize ans, il écrivait en grec ; à quinze, il pouvait non-seulement composer des vers grecs en mètres lyriques, mais même converser en grec abondamment et sans embarras, faculté qu’il devait à une habitude journalière d’improviser en grec une traduction des journaux anglais. La nécessité de trouver dans sa mémoire et son imagination une foule de périphrases pour exprimer par une langue morte des idées et des images absolument modernes, avait créé pour lui un dictionnaire toujours prêt, bien autrement complexe et étendu que celui qui résulte de la vulgaire patience des thèmes purement littéraires. « Ce garçon-là, disait un de ses maîtres en le désignant à un étranger, pourrait haranguer une foule athénienne beaucoup mieux que vous ou moi une foule anglaise. » Malheureusement notre helléniste précoce fut enlevé à cet excellent maître ; et, après avoir passé par les mains d’un grossier pédagogue tremblant toujours que l’enfant ne se fit le redresseur de son ignorance, il fut remis aux soins d’un bon et solide professeur, qui, lui aussi, péchait par le manque d’élégance et ne rappelait en rien l’ardente et étincelante érudition du premier. Mauvaise chose, qu’un enfant puisse juger ses maîtres et se placer au-dessus d’eux. On traduisait sophocle, et, avant l’ouverture de la classe, le zélé professeur, l’archididascalus, se préparait avec une grammaire et un lexique à la lecture des chœurs, purgeant à l’avance sa leçon de toutes les hésitations et de toutes les difficultés. Cependant le jeune homme (il touchait à ses dix-sept ans) brûlait d’aller à l’Université, et c’était en vain qu’il tourmentait ses tuteurs à ce sujet. L’un d’eux, homme bon et raisonnable, vivait fort loin. sur les trois autres, deux avaient remis toute leur autorité entre les mains du quatrième ; et celui-là nous est dépeint comme le mentor le plus entêté du monde et le plus amoureux de sa propre volonté. Notre aventureux jeune homme prend un grand parti ; il fuira l’école. Il écrit à une charmante et excellente femme, une amie de famille sans doute, qui l’a tenu enfant sur ses genoux, pour lui demander cinq guinées. Une réponse pleine de grâce maternelle arrive bientôt, avec le double de la somme demandée. sa bourse d’écolier contenait encore deux guinées, et douze guinées représentent une fortune infinie pour un enfant qui ne connaît pas les nécessités journalières de la vie. Il ne s’agit plus que d’exécuter la faite. Le morceau suivant est un de ceux que je ne peux pas me résigner à abréger. Il est bon d’ailleurs que le lecteur puisse de temps en temps goûter par lui-même la manière pénétrante et féminine de l’auteur.

    « Le docteur Johnson fait une observation fort juste (et pleine de sentiment, ce que malheureusement on ne peut pas dire de toutes ses observations), c’est que nous ne faisons jamais sciemment pour la dernière fois, sans une tristesse au cœur, ce que nous avons depuis longtemps accoutumance de faire. Je sentis profondément cette vérité, quand j’en vins à quitter un lieu que je n’aimais pas, et où je n’avais pas été heureux. Le soir qui précéda le jour où je devais le fuir pour jamais, j’entendis avec tristesse résonner dans la vieille et haute salle de la classe la prière du soir ; car je l’entendais pour la dernière fois ; et la nuit venue, quand on fit l’appel, mon nom ayant été,comme d’habitude, appelé le premier, je m’avançai, et, passant devant le principal qui était présent, je le saluai ; je le regardais curieusement au visage, et je pensais en moi même : Il est vieux et infirme, et je ne le verrai plus en ce monde ! J’avais raison, car je ne l’ai pas revu et je ne le reverrai jamais. Il me regarda complaisamment, avec un bon sourire, me rendit mon salut, ou plutôt mon adieu, et nous nous quittâmes, sans qu’il s’en doutât, pour toujours. Je ne pouvais pas éprouver un profond respect pour son intelligence ; mais il s’était toujours montré bon pour moi ; il m’avait accordé maintes faveurs, et je souffrais à la pensée de la mortification que j’allais lui infliger.

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Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire