Paul Cézanne

Lettre de Paul Cézanne à Emile Bernard 21 septembre 1906

 

Mon cher Bernard,

Je me trouve en un tel état de troubles cérébraux, dans un trouble si grand, que j'ai craint à un moment que ma frêle raison y passât. Après les terribles chaleurs que nous venons de subir, une température plus clémente a ramené dans nos esprits un peu de calme, et ce n'était pas trop tôt ; maintenant il me semble que je vois mieux et que je pense plus juste dans l'orientation de mes études. Arriverai-je au but tant cherché et si longtemps poursuivi ?

Je le souhaite, mais tant qu'il n'est pas atteint, un vague état de malaise subsiste, qui ne pourra disparaître qu'après que j'aurai atteint le port, soit avoir réalisé quelque chose en développant mieux que par le passé, et par là même devenant probant de théories, qui, elles, sont toujours faciles ; il n'y a que la preuve à faire de ce qu'on pense qui présente de sérieux obstacles.

Je continue donc mes études. Mais je viens de relire votre lettre, et je vois que je réponds toujours à côté. Vous voudrez bien m'en excuser ; c'est, je vous l'ai dit, cette constante préoccupation du but à atteindre, qui en est la cause. J'étudie toujours sur nature, et il me semble que je fais de lents progrès. Je vous aurais voulu auprès de moi, car la solitude pèse toujours un peu.

Emile Bernard autoportraitMais je suis vieux, malade, et je me suis juré de mourir en peignant, plutôt que de sombrer dans le gâtisme avilissant qui menace les vieillards qui se laissent dominer par des passions abrutissantes pour leurs sens.

Si j'ai le plaisir de me trouver un jour avec vous, nous pourrons mieux, de vive voix, nous expliquer.

Vous m'excuserez de revenir sans cesse au même point ; mais je crois au développement logique de ce que nous voyons et ressentons par l'étude sur nature, quitte à me préoccuper des procédés ensuite ; les procédés n'étant pour nous que de simples moyens pour arriver à faire sentir au public ce que nous ressentons nous-mêmes et à nous faire agréer.

Les grands que nous admirons ne doivent avoir fait que ça. Un bon souvenir de l'entêté macrobite qui vous serre cordialement la main.

Paul Cézanne