Redon À soi-même (23)

C'est alors qu'il écrivit des sonnets. Sa vie est belle. Il y a, à Amsterdam, un tableau qui est encore dans la maison où l'a vu, où l'a placé Rembrandt. Le clou qui le supporte est encore le même que planta le maître, à la place et sous le jour qu'il a choisi. Nous sommes, en France, incapables de conserver ainsi une œuvre d'art si longtemps en un même lieu. La musique est un art nocturne, l'art du rêve ; elle règne en hiver, à l'heure où l'âme se confine. La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l'on reste fidèle, plus tard, aux premières émotions ; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection.

Odilon Redon, À soi-même.  Journal. Notes sur la vie l'art et les artistes(1922 ).  Aan zichzelf  / Dagboek / Notities over het leven, kunst en kunstenaars. Frans leren, Vivienne  Stringa

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1877, 2 Juin. — Ce qu'on appelle le naturel, la grâce, le plein et doux essor de la personne humaine est un signe de sa liberté, de sa supériorité. Ce que révèle une attitude vraie, l'harmonie, la beauté d'un mouvement libre, vient du fond même de la vie. Tous les dehors montrent une âme ; ils l'expliquent, ils la prouvent. Mais je ne puis aussi, sans me sentir vivre moi-même fortement et hautement, fixer un instant les yeux sur un être quelconque de la vie réelle qui se meut aisément et harmonieusement, par les lois d'un équilibre suprême : cela élève mon esprit et me fait penser. Dans l'univers aussi, je le contemple ; le grand Être si sûr, présent et mystérieux, dont les secrets m'affligent. Je le vois dans la nature entière, par ce jour si plein, si pur, le premier du Printemps. Vers lui mon cœur s'élève ; et plus haut, et plus loin, au fond du firmament, mes yeux se perdent, ils s'y fixent. Je me sens fier et fort en ma vision consciente. Les choses du dehors qui s'épanouissent sans cesse autour de ma personne inquiète, affermissent en ce jour toute ma volonté. Je me sens homme enfin, homme en sa plénitude ; en moi, jusqu'à l'excès et à son comble, la vie s'accroît, elle palpite. Sensible à tout, tout vit, tout parle, et le verbe, jamais, ne s'exposa si clair, si haut, à mes yeux étonnés. Il y a une bonté consciente, une bonté ferme, égale, qui se juge, comme l'idée du bien, qu'elle pratique. Elle naît de l'intelligence autant que du cœur : capable d'un bienfait constant, sans fin, c'est la sœur du devoir, c'est la justice humaine, avec sa hauteur, son dédain, son amour et sa dureté. Il y a une bonté native. Une bonté faible et douce, inépuisable. Une bonté qui se répand toujours, sans regrets ni retours, qui prend sa source en toutes choses : celle-ci est un don de Dieu, l'autre nous vient des hommes ; celle-ci est le bien sacré, qui répand partout le bienfait et la vie, véritable graine céleste qui germe partout et qui répand la vie, et le seul bien ici-bas qui nous donne le droit de dire que nous avons vécu. La plus pauvre et la plus humble des femmes, la femme triste et seule, celle en qui se résume l'effroi, la douleur du haillon, l'être faible, en un mot, et que le monde oublie, sera toujours l'être charmant et sacré qui mérite d'être, qui a droit au lendemain. Il faudrait que la vie eût flétri son âme, pour qu'elle n'ait plus de charme, ni douceur, ni beauté. J'ai toujours aimé la misère, la grandeur du haillon. Il faudrait aussi que mon cœur fut bien bas pour lui retirer ma constance, mon appui, ma tendresse, et je ne connais pas de faiblesse plus misérable que celle qui nous détourne d'un être humain qui tend vers nous ses bras, nous donne son sourire, l'oubli de ce que nous lui usurpons.