Redon À soi-même (3)

Bien qu'aujourd'hui, à lointaine et confuse distance, et avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux, je vois bien au fond des siens, qui facilement s'humectaient aussi de larmes, une sensibilité miséricordieuse et douce que ne réprimaient guère les dehors de sa fermeté. Il était grand, droit et fier, avec beaucoup de distinction native. Né dans les environs de la petite ville de Libourne, où quelques villages et maintes familles portent notre nom, il était parti jeune pour la Nouvelle-Orléans, au moment des guerres du premier Empire, fils aîné d'une famille aisée, mais appauvrie par les duretés du temps. Son ambition était d'y acquérir de la fortune pour revenir au foyer natal afin d'y mettre une aisance atteinte et qui n'y était plus. Il nous a confié bien des fois qu'il débarqua là-bas sans ressources, et qu'il dût faire, pour parer aux besoins matériels immédiats, divers métiers d'expédient, que la chance toujours accompagnait.

Après avoir exploré et défriché des forêts, il devint rapidement possesseur d'une fortune assez grande, se maria avec une Française, et quelque cinq ou six années après son mariage, dut songer à revenir en France, moi déjà conçu, et presque à naître, second fruit de son union. Les voyages sur mer étaient alors longs et hasardeux. Il paraît qu'à ce retour le mauvais temps ou des vents contraires risquèrent d'égarer sur l'océan le navire qui portait mes parents ; et j'eusse aimé, par ce retard, le hasard ou le destin, naître au milieu de ces flots que j'ai depuis contemplés souvent, du haut des falaises de la Bretagne, avec souffrance, avec tristesse : un lieu sans patrie sur un abîme.

C'est quelques semaines après le retour que je vins au monde, à Bordeaux, le 20 avril 1840. Je fus porté en nourrice à la campagne, dans un lieu qui eut sur mon enfance et ma jeunesse, et même sur ma vie, hélas ! beaucoup d'influence (1). C'était alors bien désert et sauvage; les lieux ont changé ; je vous parle de ce qui fut. On y allait alors en diligence et même en voiture à bœufs, locomotion monotone, d'une lenteur paisible et engourdissante. Mais l'esprit libre, les yeux dispos, on s'allongeait sur le banc du char pour ne plus voir que le déroulement du paysage, doucement, délicieusement, à peine remué sur place, en état fixe de suggestive contemplation.

(1) Peyrelebade , dans le médoc

 

On traversait ainsi sans bruit, ni les surexcitations d'un voyage d'aujourd'hui, et même sans fatigue, la route longue et triste qui s'allonge indéfiniment de Bordeaux à Lesparre, droite et seule, coupant des landes sans fin de sa ligne uniforme et haute de beaux peupliers. La vue s'y étend jusqu'à l'horizon, par-delà des genêts, ainsi que sur un océan de terre, un infini. Mais sans y ressentir Tefïroi des solitudes de la Bretagne, ni la désolation de ses grèves, ni la mélancolie de leurs échos. On dirait que, dans l'air celtique, il s'est accumulé un long dépôt de l'âme humaine, pleine de jours et de temps, comme un esprit des choses, de légende aussi.

Elle y chante ses chœurs qui sont la substance même de tout le peuple, de son passé, de son génie, la permanente évocation de ses tourments et de ses désirs. Dans la région dont je vous parle, située entre les vignes du Médoc et la mer, on y est seul. L'océan, qui couvrait autrefois ces espaces déserts, a laissé dans l'aridité de leurs sables un souffle d' abandon, d'abstraction. De loin en loin, un groupe de quelques pins, faisant entendre un continuel bruissement de tristesse, entoure et désigne un hameau, ou quelque parc pour des moutons. C'est une sorte d'oasis autour de laquelle de tranquilles bergers dessinent, avec de hautes échasses, leur étrange silhouette sur le ciel. Ces petits villages n'ont point d'églises.

Partout l'humanité qu'on y trouve semble s'anéantir, éteinte et dissoute, chacun les yeux navrés, dans l'abandon de soi-même et du lieu. C'est à travers ces arides plaines que j'ai passé la première fois enfant, avant l'éveil de ma conscience, presqu'en deçà de ma vie, j'avais deux jours. Je les ai traversées bien des fois depuis : les bœufs furent remplacés par des chevaux, ceux-ci par le fer dur sur les voies et les engins du monde moderne — je ne récrimine pas. Il reste toujours là l'esprit de l'espace et des lieux déserts, et le bruissement harmonieux des pins sous le vent du large, et les bruyères, et le silence et l'admirable éclat de la lumière dans le clair azur. Sur la lisière de cette lande, longeant le beau fleuve, s'allonge, étroit et resserré de vignes, le Médoc, avec ses résidences nettes, ses chemins étroits, son luxe de culture traditionnelle, où la terre est comme souveraine de tous les hommes riches ou infortunés.

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