Redon À soi-même (36)

Belles et dociles barques, si chères au matelot, que portez-vous au fond de la nacelle ? Du sein de l'Océan, à la source immortelle, la pêche, le trésor, la prise était si belle. Et le souffle des airs et le rythme des flots bercent l'esprit comme une douce harmonie. O mer, ô grande amie !

~~~~

Août. — Jules Boissé est mort d'une péritonite en huit jours, comme par surprise. Je fus appelé bien tard, la veille ; mais il avait toute sa connaissance encore, avec toute son intelligence occupée de sa mort. Il n'était pas très triste de quitter la vie ; on le voyait à son ironie. Nous causâmes doucement cette nuit-là, une nuit de chambre d'hôtel navrante d'abandon et de détresse. Les bruits du boulevard montaient et nous envoyaient des chants d'étudiants en goguette, et cela le tirait de son repos, et il me disait en souriant : « Je ne les envie pas ... »

Toute cette nuit-là, il me parut inquiet du mobile de ma présence auprès de lui ; quoiqu'il fût tendre, il ne voulut croire qu'à ma curiosité ! « Tu viens me voir mourir, me dit-il quand il me vit paraître, cela n'est guère intéressant. Tu vois, j'ai toute ma conscience analytique (ce sont ses propres termes) et je suis la marche de la décomposition ; j'en ai pour six heures encore, car les molécules inconscientes de mon être sont en travail. Ce hoquet, que tu entends, c'est malgré moi ; je ne souffre pas, grâce à des injections de morphine qu'on m'a faites, c'est comme un sommeil. Je meurs usé, peut-être d'une erreur, peut-être d'une impossibilité sociale. »

Il ne pouvait permettre qu'on fît semblant de méconnaître son état et la gravité de l'heure ! Tant de connaissance et de clairvoyance à un pareil moment est effroyable. Quelle est la grâce qui nous secourt pour le passer avec un tel courage ? A qui le tour maintenant ? La mort habite en mon esprit parce que je l'ai vue. Ce sera comme le voudra le destin. Et tout cela n'est pas gai.

~~~~

1887, 6 Mai. — C'était en mai. Après des jours d'appréhension infinie d'inquiétude et de trouble incessant, car je n'avais jamais vu naître autour de moi (ni frère ou sœur, célibataires, ne m'avaient révélé l'adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette angoisse, je vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean.

Je l'aimai d'emblée. A la minute même de sa vie, que je sentais fragile. Qu'il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur, quelle pitié ! Je crois pouvoir dire que tout l'amour paternel dépend de cet instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable. C'est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l'infinie faiblesse du moribond.

Il avait les yeux imprégnés d'éclat nocturne, la bouche fine, et quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie. Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement. Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les rêves et toutes les créations puissantes de son propre charme.

La première heure, encore une fois, éveille l'âme, le premier cri crie pitié. Ensuite, parut tout le cortège des ressemblances. Etait-ce en lui ? Etait-ce en moi ? La face de l'enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de mystérieuses souvenances ? Il nous rappela tour à tour l'image incertaine de saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte, et ses deux grand'mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut. Ce premier mois de l'enfant, on le dit n'avoir point de révélations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son souffle. La maison tout entière me semblait emplie d'un mystère ; au loin, comme auprès du berceau silencieux où il ne pleurait pas, l'on sentait palpiter l'inconnu surprenant, le principe d'une vie.