Redon À soi-même (53)

Mais Bresdin, par un don naturel d'enjouement et d'allégresse, portait hautement les blessures du sort : ses dehors, à qui savait voir, exprimaient la bonté. C'était un homme de moyenne taille, trapu et puissant, les bras courts. La figure aux yeux clairs et fins. Un front placide et haut qu'aucune ride ne rayait. Il jardinait volontiers et avec la minutie d'un Chinois. Subtil en tout et méticuleux, il apportait là sa finesse, sa délicatesse, ses curiosités d'analyse et d'observation. C'était alors, plus qu'à tout autre moment, qu'il avait l'esprit alerte et qu'il s'épanchait en jets de paroles subits et saisissants qui me laissaient pensif.

Il me dit une fois, sur un ton d'autorité douce : « Voyez ce tuyau de cheminée, que vous dit-il ? Il me raconte à moi une légende. Si vous avez la force de le bien observer et de le comprendre, imaginez le sujet le plus étrange, le plus bizarre, s il est basé et s'il reste dans les limites de ce simple pan de mur, votre rêve sera vivant. L'art est là. »

Bresdin me tenait ce propos en 1864. J'en note la date parce que ce n'est pas ainsi que l'on enseignait en ce moment-là. Je me déclare heureux aujourd hui d'avoir entendu jeune, d'un artiste très original et entier que j'aimais et admirais, ces paroles peu subversives que je comprenais si bien, et qui confirmaient ce que je pressentais moi-même. Elles donnent, sous une forme apparemment bien simple, les préliminaires du haut enseignement. Elles ouvrent la vue du peintre sur les deux mondes de la vie, sur deux réalités qu'il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu'il peut donner de noble et de suprême.

Les artistes de ma génération, pour la plupart, ont assurément regardé le tuyau de cheminée. Et ils n'ont vu que lui. Tout ce qui peut s'ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, ils ne l'ont pas donné. Tout ce qui dépasse, illumine ou amplifie l'objet, et surélève l'esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l'irrésolu et de sa délicieuse inquiétude, leur a été totalement fermé. Tout ce qui prête au symbole, tout ce que comporte notre art d'inattendu, d'imprécis, d'indéfinissable et lui donne un aspect qui confine à l'énigme, ils s'en sont garés, ils en ont eu peur. Vrais parasites de l'objet, ils ont cultivé l'art sur le champ uniquement visuel, et l'ont fermé en quelque sorte à ce qui le dépasse et qui serait capable de mettre dans les plus humbles essais, même en des noirs, la lumière de la spiritualité. J'entends une irradiation qui s'empare de notre esprit, — et qui échappe à toute analyse.

A l'évidence de ces lacunes, que l'on ne peut dénier, on se laisserait aller à du regret, si le souvenir s'effaçait de ce qui s'épanouissait partout dans ma jeunesse. Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le cours des productions de cette époque-là, comprendront à quel point les artistes d'esprit clôturé dont je parle ont eu leur raison d être, hélas ! et combien ils obéissaient, consciemment ou non, à une loi de rajeunissement et rafraîchissement nécessaires. Tout le déroulement de l'influence de David, par ses élèves et petits élèves, battait officiellement son plein : production captive, sèche, dénuée d'abandon, issue de formules abstraites, quand il eût suffi d'ouvrir naïvement les yeux sur les magnificences de la nature pour libérer cette production, et la revivifier. Tout bien considéré, il nous faut donc savoir gré quand même à ceux de mes contemporains qui ont pris le bon chemin, celui du vrai, dans la futaie.

Si les arbres n'y sont pas de haute cime, si le ciel y est un peu bas et les nuages trop lourds pour y laisser nos rêves, quelques-uns de ces artistes ont toutefois marché dans leur chemin résolument, virilement, avec la crânerie des réfractaires convaincus qui tiennent pour un instant une part de vérité dans la vérité. Si l'édifice qu'ils ont construit n'a pas de perspectives profondes, l'air du moins y est pur, et l'on y respire. Bresdin ne connut pas leurs luttes parce qu'il était d'un autre temps ; il était de 1822. Et le petit village où il est né ne lui avait mis sous les yeux, en son enfance, que les paisibles tableaux agrestes de la campagne. Il ne songea pas a les faire mieux, il les aima. Tout bambin déjà, il grisonnait et gravait sur le cuivre, et le curé du village, surpris de ses essais, fut, m'a-t-il dit, son premier protecteur. Oh ! le bon curé, qui ajoutait à l'austère exercice de son ministère un peu de sollicitude pour l'art.

Tolérant aussi quelque émancipation, il éclaira les parents de Bresdin sur la vocation de l'enfant, et leur conseilla de le laisser partir pour suivre autre part, en meilleur milieu, un autre avenir que celui qu'on lui préparait. C'est que son père était tanneur. Dans quelle région, dans quel monde social venaient surgir en cet enfant des dispositions si précieuses pour aboutir plus tard à la fleur rare de l'originalité ! Il est à croire que, dans la suite, lorsque Bresdin grava les images touchantes de la Fuite en Egypte, ce sujet qu'il aimait et qu'il varia si souvent, il est à croire qu'il songeait au bon curé qui lui avait montré la divine étoile.