Redon À soi-même (66)

Pas un visage humain, les regards sont cachés : c'est ici la torpeur inconsciente et automatique de la vie, c'est l'ankylose, rabaissement profond et fatal de l'animal enchaîné. Comme dans Rembrandt, il y a des sous-entendus profonds et humanitaires, une suprême ironie ressort ici sous forme d'enseignement. C'est qu'une réalité humaine, même fortuite, peut contenir un reproche d'outre-siècle, et peut participer, par sa durée, à la marche mflnie vers le mieux. Il s'agit qu'elle ait été prise sur le fait par quelque grand enfant terrible, comme l'humanité, lasse de sa pose, sait quelquefois en laisser passer à travers le crible de la Règle. Les Bébés divins, qui n'ont pas la durée moyenne pour grandir, deviennent des hommes, et même de grands hommes, lorsque les autres s acheminent vers le tombeau, impuissants et vaincus, désarmés, dégradés, c'est justice. M. Robert Fleury s'éteint et finit honnête; il a dit du maître, qu'il avait autrefois nié, contesté : « C'est un grand peintre ». Ce jugement est de ceux qui vont s'élever bientôt pour grandir et hausser le nom de Courbet à travers la vie difficile que rencontre l'œuvre d'art dans la postérité. Courbet était de taille haute, puissant. Des yeux grands et doux éclairaient sa physionomie débonnaire où l'orgueil par éclairs éveillait des vivacités. « Je prendrai le fusil, malgré mon génie », dit-il, lors de la guerre, à l'heure où l'ennemi envahissait. Un éloge le transformait, le dominait; il devenait, à la louange, un enfant que l'on conduirait. (Mai 1882.)

 

RÉFLEXIONS SUR UNE EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES

Il est à craindre que M me Berthe Morisot n'ait déjà donné toute la mesure de son talent ; elle est comme une fleur qui a donné son parfum et qui se fane hélas, comme toutes les éclosions exquises et passagères. La seule femme peut-être qui ait eu des facultés de peintre.

Elle a donné quelques notes charmantes et souverainement distinguées dans ce concert des intransigeants qui ne se groupent plus maintenant que sous la bannière des artistes indépendants.

Il reste toutefois à M me Berthe Morisot les marques d'une première éducation artistique qui la détachent nettement, avec M. Degas, de cette coterie d'artistes dont les formules et les préceptes n'ont jamais été nettement formulés.

Voyez ces aquarelles, si vivement produites, ces taches extrêmement subtiles et féminines, elles sont soutenues par des indications, des intentions linéaires qui donnent à ses charmants ouvrages un accent véritablement plus fin, plus délicatement formulé que chez les autres. Cela n'est point pour nier toute la légitimité de ces ouvriers qui n'oublient jamais de placer au fronton de leur temple (si temple il y a) : exposition de peinture. Cette emphase un peu prétentieusement parvenue leur est bien permise, si on la compare à tant d'autres qui ne sont à peu près rien, et qui remplissent les galeries officiellement formées de leurs tristes et navrantes productions. Quel est leur but, quelle est leur visée ? Ils veulent uniquement dégager la couleur ou la lumière des dernières attaches de la peinture classique. Classiques eux-mêmes, puisqu'ils cèdent à cet idéal externe de la peinture concrète, ils espèrent mettre la peinture proprement dite sur le vrai terrain du ton pris pour le ton lui-même.

Les germes de cette manière de comprendre ce bel art de peindre sont dans les derniers ouvrages de Corot, de Millet. Ils arrivent sans opposer des surfaces, sans organiser des plans, à produire la vibration du ton vu par la juxtaposition d'un gris qui disparaît à distance et qui produit une résultante à quelques pas du cadre. Mode de peindre très légitime quand il s'applique surtout à la représentation des choses extérieures sous le plein-air du ciel. Je ne crois pas que tout ce qui palpite sous le front d'un homme qui s'écoute et se recueille, je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu'elle est en elle-même, ait à gagner beau coup dans ce parti-pris de ne considérer que ce qui se passe au dehors de nos demeures. L'expression de la vie ne peut difiéremment paraître que dans le clair-obscur.

Les penseurs aiment l'ombre, ils s'y promènent, s'y plaisent comme si leurs cerveaux y trouvaient leur élément. Tout bien considéré, ces peintres très estimables ne sèmeront pas dans le riche domaine de l'art des champs bien féconds. « L'homme est un être pensant .» L'homme sera toujours là dans le temps, dans la durée, et tout ce qui est de la lumière ne saurait l'écarter. L'avenir au contraire est au monde subjectif. M. Degas, le plus grand artiste, assurément, de ce groupe, est un Daumier tenant sa palette. C'est la même observation profonde et vraie de la vie parisienne.

(10 Avril 1880.)