Redon À soi-même (7)

« Le sublime est une évolution de la force bienfaisante mêlée à l'idée de réussite, de bien général, de justice. »

« L'apothéose (ou faux sublime) est l'essor de la personne humaine, dans un sens personnel, égoïste, limitée dans le moi : c'est du pur égoïsme. »

« Le sublime est de l'altruisme ; l'apothéose est le contraire. »

« Il y a une subordination dans les divers modes de la beauté. Une œuvre d'art est d'autant plus belle qu'elle a d'importance dans la durée et l'espace. »

« La grâce est la beauté du mouvement. »

Je vous parle toujours là de ma jeunesse. A dix-sept ans, j'entrepris, avec peu de foi et seulement au gré de mes parents, l'étude de l'architecture. J'ai travaillé journellement chez un architecte de talent, quelque temps aussi chez Lebas. J'ai fait beaucoup de géométrie descriptive, des masses d'épurés, toute une préparation en vue de l'École dite des Beaux- Arts, où j'ai échoué dans les examens oraux. Mais rien n'est perdu dans une étude ; je crois devoir beaucoup, comme peintre, à celle que je fis comme aspirant architecte, des projections des ombres qu'un professeur éclairé me fit faire avec une attention méticuleuse, appuyant l'abstraction de la théorie et des démonstrations sur des corps tangibles, et me proposant, dans les problèmes à résoudre, des cas spéciaux d'ombres projetées sur des sphères,, ou autres solides. Cela m'a servi plus tard : j'ai plus aisément rapproché l'invraisemblable du vraisemblable, et j'ai pu donner de la logique visuelle aux éléments imaginaires que j'entrevoyais. En somme je me suis fait seul, comme j'ai pu, et parce que je ne trouvais pas, dans l'enseignement que j'essayais de recevoir, mon vrai régime. J'ai fait de la sculpture durant une année à Bordeaux, dans l'atelier particulier du professeur de la ville. J'ai touché là cette matière exquise, douce et souple qu'est la terre glaise, en m'essayant à des copies de morceaux antiques. Ici, à l'Ecole dite des Beaux- Arts, à l'atelier X... (1). je fis un grand effort dans l'application à rendre des formes ; ces efforts furent vains, inutiles, sans portée ultérieure pour moi.

(1) L'atelier Gérome.

Je puis vous le confier aujourd'hui, après avoir réfléchi sur mes facultés et mes pouvoirs au cours de ma vie entière, j'étais mû, en allant à l'Académie, par le désir sincère de me ranger à la suite des autres peintres, élève comme ils l'avaient été, et attendant des autres l'approbation et la justice. Je comptais sans la formule d'art qui devait me conduire, et j'oubliais aussi mon propre tempérament. Je fus torturé par le professeur. Soit qu'il reconnût la sincérité de ma disposition sérieuse à l'étude, soit qu'il vît un sujet timide de bonne volonté, il cherchait visiblement à m'inculquer sa propre manière de voir et à faire un disciple — ou à me dégoûter de l'art même. Il me surmena, fut sévère ; ses corrections étaient véhémentes à tel point que son approche à mon chevalet éveillait chez mes camarades une émotion. Tout fut vain. Il me préconisait d'enfermer dans un contour une forme que je voyais, moi, palpitante. Sous prétexte de simplification (et pourquoi?), il me faisait fermer les yeux à la lumière et négliger la vision des substances. Je n'ai jamais pu m'y contraindre. Je ne sens que les ombres, les reliefs apparents ; tout contour étant sans nul doute une abstraction. L'enseignement qu'on me donna ne convenait pas à ma nature. Le professeur eut de mes dons naturels la plus obscure, la plus entière méconnaissance. Il ne me comprit en rien. Je voyais que ses yeux volontaires étaient clos devant ce que voyaient les miens.

Deux mille ans d'évolution ou de transformation dans la manière de comprendre l'optique sont d'ailleurs peu de chose à côté de l'écart créé par nos deux âmes contraires. J'étais là, jeune, sensible et fatalement de mon temps, à écouter je ne sais quelle rhétorique issue on ne sait comment des œuvres d'un certain passé. Ce professeur dessinait avec force une pierre, un fût de colonne, une table, une chaise, un accessoire inanimé, un roc et toute la nature inorganique. L'élève ne voyait que l'expression, que l'expansion du sentiment triomphant des formes. Impossible lien entre eux deux, impossible union ; soumission qui eût amené l'élève à être un saint, ce qui était impossible. Peu d'artistes ont dû souffrir ce que j'ai vraiment souffert dans la suite, doucement, patiemment, sans révolte, pour me ranger, ainsi que les autres, dans la lignée ordinaire. Les envois au Salon qui suivirent cet enseignement, ou plutôt, cet égarement d'atelier eurent, vous le pensez bien, le même sort que mes travaux d'élève. J'ai persévéré dans cette impasse trop longtemps ; la conscience d'une conduite ne m'était point encore venue.