Lettre ouverte à Monsieur le Chevalier W. Gluck. Monsieur Croche, antidilettante

    Il n'est pas davantage l'expression d'une élite, — souvent plus bête que cette foule — ; c'est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète. Mais on ne commande pas plus aux foules d'aimer la beauté qu'on ne peut décemment exiger qu'elles marchent sur les mains. En passant, il est à remarquer que, sans préparation aucune, l'action de Berlioz sur la foule est presque unanime. Si l'influence de Gounod est niable, celle de Wagner est évidente ; pourtant, elle n'atteignit jamais que les spécialistes, ce qui revient à dire qu'elle est incomplète. Il faut avouer que rien ne fut plus mélancolique que cette école néo-wagnérienne où le génie français sombra dans des contre- façons de « Wotans » en demi-bottes et de « Tristans » en veston de velours.

    Si Gounod ne décrit pas la courbe harmonieuse qu'on pouvait lui souhaiter, on doit le louer d'avoir su échapper au génie impérieux de Wagner, dont le concept tout allemand ne se justifie pas très nettement dans ce qu'il voulut d'une fusion des arts : ce qui maintenant n'est guère plus qu'une formule qui achalandé la littérature. Gounod, avec ses défaillances, est nécessaire. D'abord : il est cultivé ; il connaît Palestrina, collabore avec Bach. Son respect des traditions est assez clairvoyant pour ne pas clamer le nom de Gluck — autre influence étrangère assez mal déterminée. — Il recommande plutôt Mozart à l'amour de jeunes gens, — preuve de grand désintéressement ; car jamais il ne s'en inspira. Ses relations avec Mendelssohn furent plus transparentes, puisqu'il lui doit cette façon de développer la mélodie en étagère, si commode quand on n'est pas en train (influence, en somme, peut-être plus directe que celle de Schumann). Au surplus, Gounod laisse passer Bizet, et c'est très bien.

    Malheureusement, ce dernier meurt trop tôt, et quoique laissant un chef-d'œuvre, les destinées de la musique française sont remises en question. La voici encore, telle une jolie veuve qui, n'ayant autour d'elle personne d'assez fort pour la conduire, se laisse aller dans des bras étrangers qui la meurtrissent. On ne peut nier qu'en art certaines alliances ne soient nécessaires ; au moins faut-il y apporter quelque délicatesse ; et, choisir celui qui crie le plus fort n'est pas suivre le plus grand. Ces alliances ne sont trop souvent qu'intéressées et cachent plutôt le moyen de ranimer un succès défaillant. Comme les mariages de raison, cela finit mal. Recevons généreusement ce qui s'importe d'art en France ; seulement, ne nous laissons pas duper, ne tombons pas dans l'extase à propos de mirlitons.

    Soyons persuadés que cette attitude n'a pas de réciproque ; bien au contraire, notre amabilité donne aux étrangers cette sévérité sans civilité, à peine ridicule, puisque nous l'avons provoquée. Pour conclure ces notes trop brèves pour les idées qu'elles remuent, et, quelquefois, contradictoires à Gounod, prenons sans raideur dogmatique l'occasion de saluer respectueusement son nom. Constatons encore que les raisons de durer dans la mémoire des hommes sont multiples et n'ont pas toujours besoin d'être considérables ; émouvoir une grande partie de ses contemporains est un des meilleurs moyens. Nul ne songera à nier que Gounod s'y employa généreusement.

XXV

LETTRE OUVERTE

à Monsieur le Chevalier W. Gluck.

 

Monsieur,

    Vais-je vous écrire ou vous évoquer ? Ma lettre ne vous arrivera vraisemblablement pas, et il est douteux que vous consentiez à quitter le séjour des ombres heureuses pour venir causer avec moi des destinées d'un art, dans lequel vous avez suffisamment excellé, pour désirer que l'on vous laisse en dehors des discussions qui ne cessent de l'agiter. J'userai donc alternativement de l'écriture ou de l'évocation en vous dotant d'une vie imaginaire qui permet certaines licences. Veuillez excuser le manque d'admiration pour votre œuvre ; je n'en oublierai pas le respect dû à un homme aussi illustre que vous. En somme, vous fûtes un musicien de cœur. Des mains royales tournèrent les pages de vos manuscrits, en penchant sur vous l'approbation d'un sourire fardé. On vous tracassait bien un peu avec un nommé Piccini qui écrivit plus de soixante opéras. Vous supportiez en cela une loi commune qui veut que la quantité remplace la qualité et que les Italiens aient encombré de tout temps le marché musical. — Le Piccini ci-dessus est tellement oublié qu'il a dû prendre le nom de Puccini pour arriver à se faire jouer à l'Opéra-Comique. — Par ailleurs, ces discussions entre abbés élégamment érudits et encyclopédistes dogmatiques devaient vous importer assez médiocrement ; les uns comme les autres parlaient de musique avec cette incompétence que vous retrouveriez aussi vive dans notre monde.

Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy