Moussorgski. Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy.
Il fallait regarder par les fenêtres ouvertes sur le ciel libre :
on me parait les avoir fermées à peu près pour jamais ;
les quelques géniales réussites dans le genre excusent mal les exercices studieux et figés qu'on dénomme, par habitude, symphonies.
La jeune école russe tenta de rajeunir la symphonie en empruntant des idées aux “ thèmes populaires ” : elle réussit à ciseler d'étincelants bijoux ; mais n'y avait-il pas là une gênante disproportion entre le thème et ce qu'on l'obligeait à fournir de développements ? ...
Bientôt cependant, la mode du thème populaire s'étendit sur l'univers musical : on remua les moindres provinces, de l'est à l'ouest ;
on arracha à de vieilles bouches paysannes des refrains ingénus, tout ahuris de se retrouver vêtus de dentelles harmonieuses.
Ils en gardèrent un petit air tristement gêné ;
mais d'impérieux contrepoints les sommèrent d'avoir à oublier leur paisible origine.
Faut-il conclure, malgré tant de transformations essayées,
que la symphonie appartenait au passé par toute son élégance rectiligne, son ordonnance cérémonieuse, son public philosophique et fardé ?
N'a-t-on vraiment que mis, à la place de son vieux cadre d'or éteint, le cuivre désobligeant des instrumentations modernes ?
Une symphonie est construite généralement sur un choral que l'auteur entendit tout enfant.
— La première partie, c'est la présentation habituelle du “ thème ” sur lequel l'auteur va travailler ; puis commence l'obligatoire dislocation ... ; la deuxième partie, c'est quelque chose comme le laboratoire du vide ...; la troisième partie se déride un peu dans une gaieté toute puérile, traversée par des phrases de sentimentalité forte ; le choral s'est retiré pendant ce temps-là, — c'est plus convenable — ; mais il reparaît, et la dislocation continue, ça intéresse visiblement les spécialistes, ils s'épongent le front et le public demande l'auteur ... Mais l'auteur ne vient pas. Modeste, il écoute des voix certainement “ autorisées ” : elles l'empêchent, il me semble, d'entendre une voix plus personnelle.
Moussorgski
La Chambre d'enfants, de Moussorgski, est une suite de sept mélodies dont chacune est une scène enfantine, et c'est un chef-d'œuvre. Moussorgski est peu connu en France ; on peut, il est vrai, s'en excuser en affirmant qu'il ne l'est pas davantage en Russie ; il est né à Karevo (Russie Centrale) en 1839 ; il mourut en 1881, dans un lit de l'hôpital militaire Nicolas à Pétersbourg. On voit par ces deux dates qu'il n'a pas eu de temps à perdre pour avoir du génie, il n'en a pas perdu et laissera dans le souvenir des gens qui l'aiment, ou qui l'aimeront, des traces ineffaçables. Personne n'a parlé à ce qu'il y a de meilleur en nous avec un accent plus tendre et plus profond ; il est unique et le demeurera par son art sans procédés, sans formules desséchantes. Jamais une sensibilité plus raffinée ne s'est traduite par des moyens aussi simples ; cela ressemble à un art de curieux sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ; il n'est jamais question non plus d'une forme quelconque, ou du moins cette forme est tellement multiple qu'il est impossible de l'apparenter aux formes établies — on pourrait dire administratives : cela se tient et se compose par petites touches successives, reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance ; parfois aussi Moussorgski donne des sensations d'ombre frisonnante et inquiète qui enveloppent et serrent le cœur jusqu'à l'angoisse.