Claude Debussy
Lettre de Claude Debussy à Henri Vasnier, 1885.
Villa Medici
Cher Monsieur Vasnier
Me voilà dans cette abominable villa. Et je vous assure que ma première impression n’est pas bonne, il fait un temps épouvantable, de la pluie, du vent. Vous m’avouerez qu’il n’était pas besoin de venir à Rome, pour retrouver le même temps qu’à Paris, surtout pour quelqu’un rempli de rancune pour tout ce qui est Romain.
Les camarades sont venus nous chercher à Monte Rotonde, dans une sale petite chambre où nous avons couché tous les six. Si vous saviez comme ils sont changés, plus de cette bonne amitié de Paris, ils sont raides, ont l’air convaincu de leur importance, - trop prix de Rome ces gens-là.
Le soir de mon arrivée à la villa, j’ai joué ma cantate, qui a du succès près de quelques-uns, pas du côté des musiciens par exemple.
C’est égal ce milieu artistique dont parlent les vieux, cette bonne camaraderie me semble bien surfaite, à part une ou deux exceptions, il est difficile de causer, et je ne peux m’empêcher de rapprocher près de ces causeries banales vos bonnes et belles causeries qui m’ont tant servi et ouvert l’esprit sur bien des choses, ô oui je les regrette. Puis, tout ce monde-là est parfaitement égoïste, chacun vit pour soi. J’ai entendu les musiciens qui sont, Marty, Pierné, Vidal, se démolir entre eux, Marty avec Pierné démolit Vidal, Pierné avec Vidal démolit Marty, et ainsi de suite.
Ah, quand je suis rentré dans ma chambre qui est immense, où il faut faire une lieue pour aller d’un meuble à l’autre, que je me suis senti seul et que j’ai pleuré. J’étais trop habitué à votre amitié si intelligente, trop habitué à ce que vous vous occupiez et me parliez de ce que je faisais et je n’oublierai jamais, monsieur, tout ce que vous avez fait pour moi, la place que vous avez bien voulu me faire, dans votre famille. Je ferai tout ce que je pourrai pour vous prouver, que je ne suis pas ingrat.
Je vous demanderai encore de ne pas m’oublier, et de me garder la place que j’ai dans votre amitié car je prévois que je vais en avoir bien besoin.
J’ai essayé de travailler, je ne peux pas, je fais cependant tout ce que je peux. Vous savez du reste combien j’aime la musique, et pouvez croire combien l’état dans lequel je me trouve, me contrarie, mais je ne peux pas, vivre de cette vie-là, ce qui fait leur joie ne peut faire la mienne, ce n’est pas par orgueil, que je la hais tant, non, mais je ne peux m’y habituer, je manque des aptitudes spéciales, et de l’indifférence, qu’il faudrait y mettre.
J’ai reçu votre lettre, qui m’a fait beaucoup, beaucoup, de plaisir, et si ce n’est pas trop vous demander, malgré que je sache bien que votre temps ne vous appartient pas, répondez-moi une longue lettre, pour me rappeler les bonnes causeries dont je vous ai parlé. Croyez-moi bien amicalement et bien affectueusement à vous,
Votre tout dévoué
A. Debussy