Eugène Delacroix

Lettre de Eugène Delacroix à Achille Piron

 
 

Mardi 21 août 1815, 11 heures du soir.

 

L’as-tu éprouvé, mon ami, cette fièvre du cœur, ce délire de la raison et des sens qui remplit tout notre être de ce mélange inconcevable de souffrance et de délices ; il faut sentir comme moi cet orage tumultueux qui gronde dans mon sein lorsque la moindre pensée vient me rappeler un cher souvenir. Parler morale, philosophie, tranquillité d’âme aux passions, c’est vouloir éteindre un édifice en flammes avec un verre d’eau. Ce n’est pas avec des émolients, des dulcifiants, des anodins et tout le petit étalage subalterne des médecins qu’on guérit les fous.  C’est en les jetant par les fenêtres ou en les assommant. Ce n’est pas que je me soucie d’être assommé pour les beaux yeux d’une princesse, mais il me faudrait à moi des remèdes violents. Malheureusement, je le sens trop, il n’en est qu’un pour moi, c’est le temps.

Il faut attendre que le bouillonnement s’apaise ; que les jours et les mois viennent, dans leur succession monotone, user les sensations en effaçant l’image. C’est une chose terrible que de ne pouvoir compter même sur l’ignorance. Lorsque ma tête a bien travaillé et que, tout rempli d’illusions riantes, je jette les yeux devant moi sans y voir d’avenir, c’est alors que je me désespère. Je ne connais rien d’effroyablement atterrant comme l’impuissance ; se dire je t’aime… mais sans espoir, sans moyens, sans espoir en un mot… Voilà qui est fait pour écraser un homme.

Hier, tout plein encore de mon délire, je pris la route de ce faubourg St-Honoré et je me mis à chercher la fatale rue d’Anjou. Je parvins à la déterrer, j’allai, je vins, je passai plus de dix fois devant cette terrible maison, regardant aux fenêtres, dans la cour, dans le jardin, partant, revenant encore au risque de se faire fusiller par un escogriffe d’Autrichien qui montait la garde à cette porte et qui me prenait peut-être pour un conspirateur. Deux ou trois fenêtres étaient ouvertes et éclairées. Je vis de loin des ombres se dessiner sur le plancher. Mon Dieu, que j’aurais donné quelque chose pour la voir une seconde, mais il fallut s’arracher, le cœur bondissant d’amertume.

J’allai derrière la maison pour reconnaître un tant soit peu les lieux et voir si le jardin n’offrirait pas quelque derrière favorable à mes petits desseins. Je ne trouvai rien. Il fallut renvoyer mes recherches à un autre jour, et je fus chassé par la nuit de cet endroit infernal. Aujourd’hui je suis étonné de me trouver plus tranquille. Je ne sais si le soleil avait rafraîchi la tête (car, ne t’en déplaise, l’amour ne m’empêche pas de dormir), je fus étonné de mon calme, quoique de temps en temps je me sentisse de légers accès. Tout d’un coup, l’idée me vint d’aller aux petits Augustins… Ah ! mon ami : il eût fallu voir ma mine allongée en allant faire ma cour à tous les endroits où je l’avais vue s’arrêter quelques instants. Heureux pavé !... Non, je ne dis rien de plus, car je ne sais ce que je pourrais imaginer de pire. Heureux pavé !... Marbres terribles !... Si vous aviez des yeux et un cœur.

Bref, mon cher ami, me voilà à peu près de même. Je me suis rappelé une foule de circonstances de ce jour dernier et de nos dernières entrevues il y a quelques mois et comme il faut que je m’éclaircisse enfin sur tout cela et que j’en prenne une bonne fois mon parti, j’ai dressé un petit plan que je lèche tous les jours et que je cherche de tout mon cœur à rendre praticable. J’espère la revoir, mais le terme est si long… Cela me renvoie à cinq jours au moins, et d’ici là je n’y penserai peut-être plus.

Mon bon ami, je te le répète : travaille de ton côté à améliorer ma situation. Trouve aussi quelque moyen honnête de me la faire voir, je t’en supplie. En le combinant avec le mien, nous en pourrons peut-être faire un tout supportable, et sois persuadé que tu me rendras un plus grand service, qu’en faisant de moi par tes conseils, le plus sage et le plus posé des hommes.

Ton cher ami,

Eugène Delacroix

P.S. — Me répondre le plus tôt possible. Je ne sais si mes lettres te fatiguent, mais il faut que je me décharge un peu de ce qui me pèse. Si je m’en croyais, je ne ferais que cela toute la journée parce que tu es le seul à qui je puisse parler de tout ce qui m’arrive. Réponds donc vite et surtout ne viens pas les mains vides.

Je t’aime de tout mon cœur.

Lettre de Eugène Delacroix à Achille Piron