Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (14)

Sa lettre est écrite de manière à faire croire qu'elle est du frère d'Ernestine. Son père envoie de son côté un cartel à Oxtiern, et celui-ci, instruit du projet d'Ernestine, conçoit l'horrible dessein de mettre la fille aux mains avec le père. Effectivement tous deux arrivent au rendez-vous ; ils s'attaquent et se battent avec vigueur, quand un jeune homme accourt les séparer : c'est l'amant d'Ernestine que l'honnête Fabrice a tiré de prison ; le premier usage qu'il a fait de sa liberté a été de se battre avec Oxtiern qu'il a tué. Il épouse sa maîtresse après l'avoir vengée.

    « Il y a de l'intérêt et de l'énergie dans cette pièce ; mais le rôle d'Oxtiern est d'une atrocité révoltante. Il est plus scélérat, plus vil que Lovelace et n'est pas plus aimable.

    « Un incident a pensé troubler la seconde représentation de cette pièce. Au commencement du second acte, un spectateur mécontent ou malveillant, mais à coup sûr indiscret, a crié : « Baissez le rideau ! » Il avait tort, car il ne lui était pas permis d'exiger l'interruption de la pièce. Le garçon de théâtre a eu le tort d'obéir à cet ordre isolé et de baisser le rideau plus qu'à moitié. Enfin, beaucoup de spectateurs, après l'avoir fait relever, ont crié : « A la porte ! » sur le turbulent motionnaire, et ils ont eu tort à leur tour, car on n'a pas le droit de chasser un homme d'un spectacle pour y avoir dit son avis. De là est résultée une espèce de scission dans l'assemblée. Une très faible minorité a fait entendre de timides coups de sifflets dont l'auteur a été bien dédommagé par les applaudissements nombreux de la majorité. On l'a demandé après la représentation : c'est M. de Sade. »

    Le marquis avait pris le sujet de son drame dans un de ses contes des Crimes de l'Amour : Ernestine, nouvelle suédoise, dont le brouillon existe encore dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale.

    Dans la nouvelle, l'auteur aurait rencontré Oxtiern travaillant comme forçat dans les mines de Taperg, en Suède, et se serait fait raconter son histoire. Dans ce conte, Ernestine meurt, tuée par son père qui, à la fin du récit, arrive apportant à Oxtiern sa liberté qu'il a obtenue du roi.

    Ce drame ne reparut que huit ans plus tard, le 13 décembre 1799, sur le théâtre de Versailles, avec ce titre modifié : Oxtiern ou les Malheurs du Libertinage.

    A Versailles, le marquis tle Sade avait fait jouer une autre pièce, dans laquelle il remplissait un rôle. Le fait est attesté par la lettre suivante, de la Colleclion De la Porte. Elle est datée du 30 janvier 1798, et je n'ai pu découvrir le nom du destinataire.

    « Vive Dieu, voilà au moins une lettre qui me plaît et je vous en remercie, c'est tout ce que je demandais ; j'accepte l'arrangement proposé par M. Vaillant. C'est celui dont il m'avait parlé et qui a fait la matière de ma lettre d'hier ; voilà mon pouvoir et j'attends l'argent le plus tôt possible, je vous en conjure.

    « Voici maintenant ce qui concerne la comédie, je vous envoie ci-joint franco de port deux exemplaires d'une comédie que je viens de faire représenter à Versailles et qui, j'ose le dire, y a eu le plus grand succès ; je remplissais moi-même dedans le rôle de Fabrice ; l'un de ces exemplaires est pour vous, je vais dire l'usage que je vous prie de faire de l'autre.

    « Je vous prie de le présenter au chef de votre meilleure troupe et de lui dire que vous êtes chargé, de la part de l'auteur, de lui proposer la représentation de cet ouvrage. Vous lui direz que, s'ils veulent, je remplirai le même rôle que j'ai joué à Versailles (celui de Fabrice), mais que, de toute façon, je m'engage à aller moi-même le leur faire répéter à Chartres.

     J'ai l'honneur de vous remercier et de vous saluer de tout mon cœur. » Sade.

    « 10 pluviôse, an 6, Versailles. »

    Entre temps, le marquis de Sade avait fait recevoir au théâtre Favart L'Homme dangereux ou le Suborneur, qui avait fait partie de son ambigu La Ruse d'Amour ; la pièce tomba en 1792. Une autre pièce, L'Ecole du Jaloux ou le Boudoir, reçue également au théâtre Favart, ne fut pas représentée. Il avait encore fait recevoir au théâtre de la rue de Bondy Azelis ou la Coquette punie, qui faisait partie du même ambigu, et au théâtre Louvois Le Capricieux ou l'Homme inégal. Ces deux pièces ne furent pas jouées, et l'auteur retira lui-même la seconde.

    Il essaya en vain de faire imposer au Théâtre-Français (qui l'avait refusée parce qu'il était question de Louis XI) sa pièce Jeanne Laisné ou le Siège de Bauvais.

    Le 21 juillet 1798, il adressa au Journal de Paris la lettre suivante :

    « S'il existe un savant dans le monde auquel on puisse pardonner une faible erreur dans l'histoire des événements de la terre, c'est assurément celui qui met autant de profondeur, de sagacité, de précision dans l'histoire des événements du ciel. Occupé d'objets si sérieux, de calculs si intéressants et toujours si justes, le citoyen Lalande n'est-il pas excusable de s'être trompé sur le nom de l'héroïne de Beauvais, quand presque tous les historiens modernes lui tracent la route de cette erreur ? Je le prie donc de me pardonner si, bien moins pour révéler cette légère faute que pour rendre à l'immortalité le véritable nom de cette héroïne, je prouve évidemment que jamais cette fille ne porta le nom de Hachette.

Guillaume Apollinaire - L’œuvre du Marquis de Sade, introduction, frans leren, Vivienne Stringa. |Et il avait dans sa main droite sept étoiles, et de sa bouche sortait une épée aiguë à deux tranchants | estampe | Odilon Redon

    « Ayant traité ce sujet dans une comédie lue au Théâtre-Français le 24 novembre 1791, j'ai été prendre les plus exactes précautions pour éclairer les faits historiques qui la concernent. D'après Hénault, Garnier et quelques autres, il fût devenu fout simple que j'eusse pensé, comme le citoyen Lalande, que cette femme s'appelait Jeanne Hachette ; mais pour me rendre plus certain du fait, je crus devoir consulter, à Beauvais même, les lettres patentes accordées par Louis XI à l'illustre guerrière de cette ville, et déposées pour lors à la maison commune ; je les transcrivis, et elles seront un jour littéralement imprimées à côté de ma pièce. Voici ce que l'on trouve dans ces lettres et ce que je crois devoir placer ici pour donner à ce que j'établis toute l'authenticité que doit avoir la hardiesse littéraire d'un reproche fait à des savants tels que Garnier, Hénault, Lalande, etc.

    « Après le protocole d'usage, c'est ainsi que Louis XI s'exprime dans les lettres patentes accordées à l'héroïne dont il s'agit : « Savoir faisons que par considération de la bonne et « vertueuse résistance qui fut faite l'année dernière passée (1472) « par notre chère et bien-aimée Jeanne Laisné, fille de Mathieu « Laisné, demeurant en notre ville de Beauvais, à l'encontre « des Bourguignons, etc. »

    « En voilà assez pour faire connaître, d'une façon incontestable, le nom de la fille célèbre qui, à la tête des femmes de la ville, repoussa vigoureusement, des remparts de Beauvais, les troupes du duc de Bourgogne. Le reste de ces patentes n'a pour objet que d'accorder à Jeanne Laisné et à son amant Colin Pilon les récompenses et les honneurs dus à cette courageuse action.

    « Je prie ceux qui voudraient révoquer en doute celle vérité de prendre auparavant la peine de vérifier, comme je l'ai fait, à lieauvais, les lettres patentes que je cite, et ils ne contrarieront plus un fait établi sur d'aussi fortes preuves.

« Sade. »

    Cette lettre ne décida pas les directeurs a jouer Jeanne Laisné, et le 1er octobre 1799, de Sade fit appel à l'intervention du conventionnel Goupilleau de Montaigu, avec lequel il était en relations 1.

    « Citoyen représentant,

    « Je dois commencer par vous rendre mille et mille grâces de l'honneur que vous avez bien voulu nous faire dernièrement en venant à Saint-Ouen, et vous témoigner en même temps mon regret de ne pas m'y être trouvé ; je désirerais bien, et j'ai été chez vous pour vous en prier, que vous eussiez la complaisance de nous faire avertir quand vous voudrez nous dédommager.

    « J'ai maintenant une autre chose à vous communiquer, la voici :

    « Vous êtes tous d'avis, citoyens représentants, et tous les bons républicains pensent de même, qu'une des choses la plus essentielle est de ranimer l'esprit public par de bons exemples et par de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique 2 l'a prouvé : j'offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon cœur. Malheureux sous l'ancien régime, vous savez si je dois craindre le retour d'un ordre de choses dont je serais infailliblement l'une des premières victimes. Ces moyens que j'offre à la République sont sans aucun intérêt ; on me tracera un plan, je l'exécuterai, et j'ose croire que l'on sera satisfait.

    1 Cette lettre et la suivante ont été publiées en 1859 par la Correspondance Littéraire, à qui elles avaient été communiquées par le baron Girardot, secrétaire général de la préfecture de la Loire.

    2 Aline et Valcour ou le Roman philosophique.

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L'oeuvre du Marquis de Sade par Guillnaume Apollinaire