Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (15)
Mais je vous en conjure, citoyen représentant, qu'une affreuse injustice cesse d'attiédir en moi les sentiments dont je suis embrasé ; pourquoi veut-on que j'aie à me plaindre d'un gouvernement pour lequel je donnerais mille vies si je les avais ? Pourquoi prend-on mon bien depuis deux ans, et pourquoi, depuis cette époque, me réduit-on à l'aumône sans que j'aie mérité cet horrible traitement ? N'est-on pas convaincu qu'au lieu d'émigrer je n'ai cessé d'être employé à tout, dans les plus terribles années de la Révolution ? N'en possédai-je pas les certificats les plus authentiques ? Si donc on est persuadé de mon innocence, pourquoi me traite-t-on comme coupable ? Pourquoi cherche-t-on à placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans ? Il y a, ce me semble, à ce procédé autant d'injustice que d'impolitique.
« Quoi qu'il en soit, citoyen représentant, j'offre donc au gouvernement ma plume et mes moyens, mais que l'iniquité, que l'infortune et la misère ne pèsent pas plus longtemps sur ma tête et faites-moi rayer, je vous en supplie, noble ou non, qu'importe ; me suis-je conduit comme un noble ? M'a-t-on jamais vu partager leur conduite et leurs sentiments ? Mes actions ont effacé les torts de ma naissance, et c'est à cette manière d'être que j'ai dû tous les traits dont m'ont écrasé les royalistes et notamment Poultier dans sa feuille du 12 fructidor dernier. Mais je les brave comme je les hais ; et quelque tort qu'ait avec moi le gouvernement, il aura, jusqu'au dernier moment de ma vie, mon choix, ma plume et tous les sentiments de mon cœur ; je serai avec, pardonnez ma comparaison, comme l'amant le plus tendre pleurant l'infidélité d'une maîtresse aux pieds de laquelle il soupire toujours.
« En un mot, citoyen représentant, pour premier essai de mes offres, je vous propose une tragédie en cinq actes, l'ouvrage le plus capable d'échauffer dans tous les cœurs l'amour de la patrie ; et c'est, vous en conviendrez, bien plus au théâtre qu'ailleurs où il faut rallumer le feu presque éteint de l'amour que tout Français doit à son pays ; c'est là qu'il se convaincra des dangers qui doivent exister pour lui s'il retombe sous la main des tyrans. L'enthousiasme né là dans son cœur, il le rapporte dans ses foyers, il l'inspire à sa famille et les effets en sont bien autrement durables, bien autrement ardents que ceux qu'allument un instant en lui les articles de journaux ou des proclamations, parce qu'au théâtre ce sont par des exemples que la leçon lui est donnée, et il la retient.
« Le sujet de ma tragédie n'est point pris dans les événements du jour, trop près de nous ; le spectateur n'apporte jamais à ces événements cette espèce d'intérêt que lui inspirent ceux de l'histoire ancienne ; d'ailleurs il craint la surprise, il redoute le désir qu'on peut avoir de le tromper, et la scène est déserte à la seconde représentation, nous l'avons vu. Mon texte est choisi dans l'histoire de France ; c'est le moyen d'intéresser plus vivement des Français. Il est pris dans le règne de Louis XI, à l'époque où Charles, duc de Bourgogne, voulut assiéger la ville de Beauvais, que Jeanne Laisné, à la tête de toutes les femmes de la ville, défendit avec tant de courage et ravit aux desseins de l'oppresseur ; le seul amour de la patrie inspira ces braves citoyennes et, pendant mes cinq actes, je ne leur prête que ce seul sentiment. Etaient-elles susceptibles d'un autre sous un tyran tel que Louis XI ? J'ai soin de le dire, de le prouver, et mon ouvrage devient par là l'école du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. Le républicain, le royaliste, tous n'y verront que cela, tous diront : le patriotisme a toujours été la première vertu des Français, ne démentons point le caractère national. On a aussi aimé la patrie sous les tyrans, aimons-la donc quand nous en craignons, dira le républicain ; aimons-la même en les désirant, dira le royaliste, mais apprenons là quel est le danger qu'ils nous préparent. Ainsi ma pièce est essentielle ... elle est bonne ... elle est utile sous tous les rapports à tous les individus, et, comme je viens de le dire, elle a, de plus que les ouvrages de situation, le grand intérêt de l'antique et la certitude que ce n'est pas un de ces véhicules payés dont le républicain sourit et que le royaliste bafoue.
« Tel est, citoyen représentant, l'ouvrage que je désire vous soumettre. Si la lecture, que je vous demande la permission de vous en faire, vous plaît, si vous trouvez que mes intentions soient bonnes, je crois qu'il serait essentiel alors d'en hâter la représentation, c'est l'instant ... absolument l'instant, et vous voudrez bien, en ce cas, faire ordonner par qui de droit, au Théâtre-Français, de l'apprendre et de la jouer tout de suite ; cet ordre est indispensable pour prévenir les longueurs des comédiens qui, si l'ouvrage ne leur plaît pas, ou le refusent, ou désespèrent l'auteur par leurs insoutenables délais.
« Pardon d'une aussi longue lettre, citoyen représentant, mais je crois que les détails qu'elle contient ne déplairont pas à quelqu'un qui, comme vous, aime autant la République et les arts ; permettez que je la termine en vous offrant l'hommage de ma plus respectueuse reconnaissance.
« Salut et vénération. » Sade.
« Ce 9 vendémiaire an 8.
Goupilleau dut faire d'aimables démarches. Voici une nouvelle lettre du marquis datée du 30 octobre :
« 8 brumaire an 8.
« Sade a l'honneur d'assurer le citoyen Goupilleau de son respect ; il le supplie d'avoir la complaisance de se charger de ces deux pétitions, l'une pour la commission chargée des radiations, l'autre pour le ministre de la justice.
« Il attend le jour que le citoyen Goupilleau voudra bien lui indiquer pour la lecture du Siège de Beauvais ; il faut que la pièce soit lue par l'auteur lui-même. Sade sera bien fort aise que le citoyen Goupilleau réunisse chez lui, ce jour-là, quelques personnes aussi en état d'en juger que le citoyen représentant. Si elle plaît, il faut que le gouvernement la fasse jouer d'autorité comme pièce patriotique. Sans cela rien ne finira, et le moment où il est bon de la donner passera ; nos victoires la vieillissent déjà un peu.
« Salut et respect. » Sade.
Au mois de septembre 1799, la police intervint pour interdire un drame intitulé Justine ou les Malheurs de la Vertu, qui sans doute était de lui et que l'on allait représenter sur le théâtre Sans-Prétention.
Nous avons vu que de Sade parut sur la scène, en public, dans une de ses pièces, à Versailles ; peut-être a-t-il même été jouer le même rôle à Chartres. En effet, il était bon comédien et brillait surtout dans les rôles d'amoureux. Il y avait de la sensibilité dans son jeu et de la noblesse dans son maintien. Il avait pris des leçons de Molé. L'on donna parfois la comédie chez le marquis lorsqu'il habitait avec sa Justine, rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Son goût pour le théâtre, ses talents d'auteur et d'acteur lui furent très utiles lorsque enfermé à Charenton il leur dut un adoucissement à sa captivité.
Les pièces suivantes, empruntées à l'ouvrage du docteur Cabanes (Le Cabinet secret de l'histoire, 4e série), montrent que le marquis de Sade savait organiser ces représentations qui étaient suivies avec beaucoup d'assiduité par des personnes de la meilleure compagnie.
« L'auteur de Justine, dit le docteur Cabanes, obéissait à sa vocation pour le théâtre en donnant ces représentations qui étaient d'ailleurs fort suivies, et auxquelles les dames du meilleur monde ne rougissaient pas d'assister. Les deux lettres suivantes 1 montrent que le directeur de rétablissement laissait au marquis toute latitude pour organiser comme il l'entendait le spectacle.
« Madame Cochelel, dame de la Reine de Hollande.
« Spectacle du 23 mai 1810.
« Madame,
« L'intérêt que vous avez paru prendre aux récréations dramatiques des pensionnaires de ma maison me fait une loi de vous offrir des billets à chacune de leur représentation.
« Des spectatrices telles que vous, madame, sont d'une si grande puissance sur leur amour-propre qu'ils trouvent, rien que dans l'espoir de vous posséder et de vous plaire, tout ce qui doit exalter leur imagination et nourrir leur talent.
« Ils donnent, lundi prochain 28 du courant, l'Esprit de contradiction, Marton et Frontin et les Deux Savoyards.
« J'attends vos ordres pour l'envoi des billets que vous pourriez désirer, et vous supplie de vouloir bien présenter mes respects aux dames de la cour de Sa Majesté la reine de Hollande, princesse dont les qualités rares et précieuses réunissent si délicieusement près d'elle le cœur de tous les Français à l'hommage sacré de ceux qu'elle régit.
« Sade. »
1 Publiées par la Revue anecdotique, nouvelle série, t. I, premier semestre 1860, pp. 103-106. (Note du docteur Cabanes.)