Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (16)
« A Monsieur de Coulmier, directeur de la maison de Charenton.
«J'ai l'honneur de saluer monsieur de Coulmier et de lui envoyer le répertoire tel que nous l'avons arrêté entre nous.
« Il est instamment prié de vouloir bien l'approuver, personne ne voulant faire aucune sorte de frais, et surtout de mémoire, sans avoir l'approbation de son chet au bas de ses projets.
« Voilà, monsieur, la demande en forme de M. et de Mme de Roméi dont j'ai eu l'honneur de vous parler, et qui sont inscrits sur la liste que je vous ai présentée.
« Vous m'obligerez sensiblement de ne pas les refuser.
« Agréez l'hommage de votre dévoué serviteur,
« Sade. »
« Il paraît que cette demande fut rejetée, remarque le docteur Cabanes, car nous ne trouvons pas le nom de Roméi sur la liste qui va suivre. »
« Liste rectifiée par M. le Directeur :
M. Treillard ............... 3 places, Mme Ronchoux, rue de Choiseul, nº 12 ............... 2, Mme Cochelet, dame de la Reine de Hollande ............... 8, Mme d'Houlelot ............... 3 , Le médecin irlandais ............... 1 , La maison Sauvan ............... 4, La maison Finot ............... 2, La maison de Guise ............... 3, Mme Lambert ............... 3, Mme Gonax ............... 4, Le curé pour M. Norvert ............... 4, Le maire de Charenton ............... 2, | Celui des Carrières ............... 1, M. Milet ............... 1, Mme Quesnet ............... 7 , M. de Sade ............... 7, M. du Camp ............... 3, M lle Adélaïde ............... 3, Mme de Huteuîl ............... 5, M. le Roi ............... 2, Mme Urbistandos ............... 6 places, M. Vivet ............... 2, M. Chapron ............... 3, M. Veillet ............... 4, Mme Marchand ............... 2, M. le Coûteux ............... 2, M. Florimond ............... 2, Trois dames de Nogent ............... 3, M. Flandrin ............... 1. |
90 places
Employés de maison ............... 36 Malades ............... 60 186 places |
La lettre suivante, écrite par un certain Thierry, employé ou pensionnaire de Charenton, donne des détails intéressants sur le caractère du marquis et sur le théâtre qu'il avait organisé. Elle paraît adressée au directeur de l'établissement. Le docteur Cabanès en donne les principaux passages.
« Monsieur
« Permettez-moi de me justifier, comme je vous l'ai promis, aa sujet de la scène que j'ai eue avec M. de Sade.
« Il me dit devant M. Veillet de faire quelque chose nécessaire pour la décoration, et comme je lui tournais le dos pour aller chercher ce qu'il me demandait, il me prit brusquement par les épaules en me disant : « Monsieur le polisson, ayez la bonté de m'écouter. » Je lui répondis tranquillement qu'il avait tort de me parler ainsi, puisque je me disposais à exécuter sa volonté ; il me répondit que cela n'était pas vrai, que je lui avais tourné le dos par impertinence et que j'étais un drôle à qui il ferait donner 50 coups de bâton. Alors, Monsieur, la patience m'est échappée, et je n'ai pas pu m'empêcher de lui répondre sur le même ton dont il m'a parlé. Je dois vous instruire que depuis quelques jours je n'allais plus chez M. de Sade, parce que j'étais las de ses brutalités ; il a eu des bontés pour moi, j'en conviens, mais, monsieur, je les ai bien payées par mon zèle à faire tout ce qui pouvait lui plaire et lui être utile.
« La société est un échange de bienfaits, et j'ose dire hautement que j'ai fait autant pour M. de Sade qu'il a fait pour moi ; car après tout, il ne m'a jamais donné que quelquefois à dîner. Je suis las de passer pour son valet et d'être traité comme tel ; ce n'était qu'à titre d'amitié que je lui ai rendu service.
« Il en résultera que M. de Sade ne me donnera plus de rôles pour la comédie, etc., etc. »
Voici, enfin, la lettre du docteur Royer-Collard, médecin en chef de l'hospice de Charenton. Il attaque violemment le marquis de Sade.
« Paris, 2 août 1808.
« Le médecin en chef de l'hospice de Charenton à Son Excellence Monseigneur le Sénateur ministre de la police générale de l'Empire.
« Monseigneur,
« J'ai l'honneur de recourir à l'autorité de Votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiellement mes fonctions, ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m'est confié.
« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves : je veux parler de l'auteur de l'infâme roman de Jusiine. Cet homme n'est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n'est point dans une maison consacrée au traitement médical de l'aliénation que cette espèce de délire peut être réprimée. Il faut que l'individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l'abri de ses fureurs, soit pour l'isoler lui-même de tous les objets qui pourraient exalter ou entretenir sa hideuse passion. Or, la maison de Charenton, dans le cas dont il s'agit, ne remplit ni l'une ni l'autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d'une liberté trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes, les recevoir chez lui, ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. Il a la faculté de se promener dans le parc, et il y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns ; il prête des livres à d'autres. Enfin, le bruit général dans la maison est qu'il vit avec une femme qui passe pour sa fille. Ce n'est pas tout encore. On a eu l'imprudence de former un théâtre dans celte maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu'un appareil aussi tumultueux devait néces- sairement reproduire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C'est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d'entrée à sa disposition, et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les honneurs de la salle. II est même auteur dans les grandes occasions ; à la fête de M. le directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange.
« II n'est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence le scandale d'une pareille existence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d'un établissement où l'on tolère d'aussi étranges abus ? Comment veut-on, d'ailleurs, que la partie morale du traitement de l'aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades, qui sont en communication journalière avec cet homme abominable, ne reçoivent-ils pas sans cesse l'impression de sa profonde corruption ; et la seule idée de sa présence dans la maison n'est-elle pas suffisante pour ébranler l'imagination de ceux même qui ne le voient pas ?
« J'espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu'il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l'hospice de Charenton. En vain renouvellerait-elle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison, cette défense ne serait pas mieux exécutée que par le passé, et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je ne demande point qu'on le renvoie à Bicêtre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m'empêcher de représenter à Votre Excellence qu'une maison de sûreté ou un château-fort lui conviendrait beaucoup mieux qu'un établissement consacré au traitement des malades, qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.
« J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Monseigneur, de Voire Excellence, le très-humble et très-obéissant serviteur.
« Royer-Collard, D. M. »