Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (5)
« M. de Sade a mis hier en combustion le donjon et m'a fait l'honneur, en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous croyez bien, de me dire les plus infâmes horreurs. J'étais, disait-il moins décemment, le giton de M. de R*** 1, et c'était pour me donner la promenade qu'on la lui ôtait. Enfin, il m'a demandé mon nom afin d'avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté.
« La patience m'a échappé, et je lui ai dit : « Mon nom est celui d'un homme d'honneur qui n'a jamais disséqué ni empoisonné des femmes, qui vous l'écrira sur le dos à coups de canne, si vous n'êtes roué auparavant, et qui n'a de crainte d'être mis par vous en deuil sur la Grève 2. » Il s'est tu et n'a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez, mais, par Dieu, il est aisé de patienter de loin et assez triste d'habiter la même maison qu'un tel monstre habite 3. »
1 M. de Rougemont, le commandant du donjon de Vincennes.
2 Mirabeau et de Sade étaient quelque peu parents par les femmes. (Note de M. Henri d'Alméras.)
3 Le texte exact de cette lettre, souvent reproduite, a été donné dans l'Amateur d'Autographes de mars 1909. Mirabeau fut enfermé à Vincennes le 8 juin 1777 ; il ignorait que le marquis de Sade, qui était son parent par les femmes, se trouvait au donjon depuis le 14 janvier de la même année, et la lettre adressée à M. Le Noir le 1er janvier 1778 témoigne de cette ignorance :
« ... Plusieurs scélérats connus de la France par des crimes horribles et pour qui une prison perpétuelle est une grâce que toute la bonté du souverain pour leurs familles a eu peine à leur accorder ; plusieurs scélérats de cette espèce, dis-je, sont dans des forts où ils jouissent de toute leur fortune, où ils ont une société très agréable et toutes les ressources possibles contre le mal-être et l'ennui inséparables d'une vie renfermée ... Faut-il citer un de mes parents ? pourquoi non ? La honte n'est-elle pas personnelle ? Le marquis de Sade, condamné deux fois au supplice, et la seconde fois à être rompu vif ; le marquis de Sade, exécuté en effigie ; le marquis de Sade, dont les complices subalternes sont morts sous la roue, dont les forfaits étonnent les scélérats même les plus consommés ; le marquis le Sade est colonel, vit dans le monde, a recouvré sa liberté et en jouit, à moins que quelque nouvelle atrocité ne la lui ait ravie ... Vous me blâmeriez, monsieur, si je m'avilissais jusqu'à mettre en parallèle M. de Railly, M. de Sade et moi, mais je ferai cette question simple : De quoi suis-je coupable ? De beaucoup de fautes sans doute ; mais qui osera attaquer mon honneur ?... Cependant, quelle différence de la situation des monstres que j'ai cités à la mienne ! »
Mais le marquis de Sade devait lui révéler sa présence, comme en témoigne la lettre à l'agent Boucher, citée plus haut.
Il aimait la bonne chère, ses aises, et il est inutile d'insister sur sa complexion voluptueuse. Il a donné assez de preuves de son humanité sous la Terreur pour qu'on puisse affirmer qu'il était moins cruel que ne le laisseraient entendre certaines de ses actions, grossies et dénaturées, et qu'il ne paraît à la lecture de ses ouvrages. On sait qu'il n'a jamais été fou ni maniaque. Les récits de Jules Janin, l'anecdote rapportée par Victorien Sardou et qui représente le marquis de Sade se faisant, apporter à Bicêtre des roses qu'il trempait dans la bourbe puante d'un ruisseau (Chronique Médicale du 15 décembre 1902) apparaissent comme autant de légendes, ayant peut-être un fond de réalité, mais transformées à plaisir par l'imagination de ceux qui, ayant lu Justine sans en comprendre ni le sens ni la portée, ne pouvaient imaginer son auteur autrement que comme un fou plein de manies criminelles et dégoûtantes. La police du Consulat et de l'Empire, en enfermant le marquis à Bicêtre, puis à Charenton, fut en grande partie la cause de ces racontars et de cette croyance à la prétendue folie d'un homme que ses malheurs auraient suffi à rendre fou s'il avait eu la moindre disposition à le devenir. Les Notes historiques de Marc-Antoine Baudot, ancien député à l'Assemblée législative, publiées par Mme Edgar Quinet, mentionnent de Sade en ces termes :
« Celui-ci est l'auteur de plusieurs ouvrages d'une monstrueuse obscénité et d'une morale diabolique. C'était, sans contredit, un homme pervers en théorie. Mais enfin il n'était pas fou, il fallait le juger sur ses œuvres.
« Il y avait là des germes de dépravation, mais pas de folie ; un pareil travail supposait une cervelle bien ordonnée, mais la composition même de ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches dans la littérature ancienne et moderne et avait pour but de démontrer que les grandes dépravations avaient été autorisées par les Grecs et les Romains. Ce genre d'investigations n'était pas moral, sans doute, mais il fallait une raison et du raisonnement pour l'exécuter ; il fallait une raison droite pour faire ces recherches qu'il met en action sous forme de romans, et qui établit sur des faits une sorte de doctrine et de système ... »
Le dernier paragraphe de son testament, publié dans le Livre, de Jules Janin, Paris, 1870, montre assez l'orgueil légitime, la dignité, le bon sens du marquis de Sade, qui, au demeurant, en a donné bien d'autres témoignages :
« Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande avec la plus vive instance qu'il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera clouée qu'au bout des quarante-huit heures prescrites ci-dessus, à l'expiration desquelles ladite bière sera clouée ; pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l'Egalité, n° 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d'une charette (sic) y chercher mon corps pour être transporté, sous son escorte, au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d'Epernon, où je veux qu'il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite dans ledit bois, en y entrant du côté de l'ancien château par la grande allée qui le partage. Ma fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l'inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu'après l'avoir placé dans ladite fosse ; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie, s'il le veut, par ceux de mes parents ou amis qui, sans aucune espèce d'appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d'attachement. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le taillis se trouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes.
« Fait à Charenton-Saint-Maurice, en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.
« Signé, D. A. F. Sade. »