Marcel Proust
Lettre de Marcel Proust à Émile Henriot
Le Jugement de Pâris. Renoir Auguste, Guino Richard
2 décembre 1920
Monsieur,
Je crois que tout art véritable est classique, mais les lois de l'esprit permettent rarement qu'il soit, à son apparition, reconnu pour tel. Il en est à ce point de vue l'art comme de la vie. Le langage de l'amant malheureux, du partisan politique, des parents raisonnables, semble, à ceux qui le tiennent, porter avec soi une irrésistible évidence. On ne voit pas pourtant qu'il persuade ceux auxquels il s'adresse : une vérité ne s'impose pas du dehors à des esprits qu'elle doit préalablement rendre semblables à celui où elle est née.
Manet avait beau soutenir que son Olympia était classique et dire à ceux qui la regardaient : « Voilà justement ce que vous admirez chez les Maîtres », le public ne voyait là qu'une dérision. Mais aujourd'hui on goûte devant l'Olympia le même genre de plaisir que donnent les chefs-d'œuvre plus anciens qui l'entourent - et dans la lecture de Baudelaire le même que dans celle de Racine. Baudelaire ne sait pas, ou ne veut pas, finir une pièce, et d'autre part il n'y en a peut-être pas une seule de lui où se succèdent et se pressent, avec une telle richesse, toutes les vérités accumulées dans la seule déclaration de Phèdre. Mais le style des poèmes condamnés, qui est exactement celui des tragédies, le surpasse peut-être encore en noblesse. Ces grands novateurs sont les seuls vrais classiques et forment une suite presque continue.
Les imitateurs des classiques, dans leurs plus beaux moments, ne nous procurent qu'un plaisir d'érudition et de goût qui n'a pas grande valeur. Que les novateurs dignes de devenir un jour classiques obéissent à une sévère discipline intérieure, et soient des constructeurs avant tout, on ne peut en douter. Mais justement parce que leur architecture est nouvelle, il arrive qu'on reste longtemps sans la discerner. Ces classiques non encore reconnus, et les anciens, pratiquent tellement le même art, que les premiers sont encore ceux qui ont fait la meilleure critique des seconds.
Sans doute il ne faut pas qu'elle aille à l'encontre des tendances, de la ligne de croissance, d'un artiste. Il n'y a rien de si bête que de dire comme Théophile Gautier, lequel était du reste un poète du troisième ordre, que le plus beau vers de Racine est : « La fille de Minos et de Pasiphaë ».
Mais il nous est permis de faire goûter dans les tragédies de Racine, dans ses Cantiques, dans les lettres de Madame de Sévigné, dans Boileau, des beautés qui s'y trouvent réellement et que le XVIIe siècle n'a guère aperçues.
En résumé, les grands artistes qui furent appelés romantiques, réalistes, décadents, etc. tant qu'ils ne furent pas compris, voilà ceux que j'appellerais classiques, si Monsieur Charles Maurras, dans les magnifiques études qu'il a signées Criton, ne nous avait avertis des périls qu'il y a à multiplier ainsi des dénominations plus ou moins arbitraires.