Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 11

 

Je ne m'en souviens plus, mais les arbres du bois étaient plus splendides — rouge-noir et or le long du canal aux eaux mordorées du reflet — que jamais. D'ailleurs atteindre le petit tramway ne fut pas long. Et nous filons entre deux rangs de maisons assez basses à terrasses, à corniches, à bay et à bow Windows trop anglaises, mais coquettes, nous prenons sur notre route un peintre de talent, encore un convive de la veille, Etienne Bosch. Nous arrivons au bout de peu de temps au cœur de la ville. Le temps d'un bonjour à Blok dans sa librairie toute française de Prinsestraat et d'une station dans un Bodega non loin — et nous allons visiter la salle où je dois parler ce soir. C'est une des pièces qui composent le local de la loge maçonnique de La Haye. Ça a un air doublement protestant. Des murs peints en vert clair ou quelque chose d'analogue, gris, ou roux clair, ma mémoire m'est infidèle. Nul or, nul ornement. Comme mobilier, un lustre suspendu, de bronze, une centaine de chaises, une cathèdre, c'est ici la chaire ou la tribune, dans un coin ... Au centre une estrade avec la table traditionnelle recouverte d'une étoffe verte, deux bougeoirs et le verre ... vide.

    Je monte sur l'estrade, et n'ayant pas ma conférence sur moi, néanmoins pour éprouver la sonorité, je lis, assis, un paragraphe du Gil Blas à peu près conçu en ces termes :

    “ Remarqué parmi nos plus élégantes demi-mondaines, Berthe d'Egreville, Marion Delorme, Clémence de Pibrac, Léona Bindler ... ”

— O Calvin, ô Frédéric Passy, ô Jules Simon, ô désormais immortel Monsieur le Sénateur Bérenger,

“ Que dites-vous de ce bandit ”

qui vient réveiller ces chastes échos de noms trop charmants !

    La voix est faible. Il est vrai, pour ma décharge vis-à-vis des Saints plus haut cités, que l'enthousiasme nécessaire me manquait dans cette galante énumération, mais l'acoustique est bonne.

    Toutes dispositions pour huit heures et demie du soir sont prises — et nous faisons un tour de ville.

 

    Jolie comme tout, la ville : maisons flamandes cette fois, beaux magasins, une propreté ... néerlandaise. Le petit pavé de brique est très doux au pied et gai à l'œil. Peu de monuments : un hôtel de ville tout petit, très coquet, commencement de la Renaissance, avec un carillon charmant. (On trouve ici moins qu'en Belgique dans les édifices municipaux, la bretèque ou tribune aux harangues.) Un palais pour les divers tribunaux tout petit aussi et d'une architecture pseudo-gothique, je le crains, perpendiculariste comme les cathédrales anglaises, mais à un seul étage, ce qui jure dans le genre d'architecture lequel a sa vraie grandiose beauté quand élancé, voyez Westminster Abbey, Ganterbury, tant d'autres merveilles. Les églises à La Haye n'ont guère rien de remarquable tant les catholiques que les protestantes en immense majorité. Un dimanche quatorze jours après mon arrivée, je voulais pénétrer pendant le “ service divin ” dans une vaste bâtisse tout en briques rouges à vitraux médiævals, mais l'on m'en dissuada parce que une fois entré dans ces temples-là on n'en peut sortir qu'à la fin de la psalmodie et du sermon !

    Et nous allons prendre l'apéritif amer-schiedam, cette fois dans un grandissime café nouveau pour moi.

    Tout en glaces ce café, comme d'ailleurs celui du “ Passage ”, arbustes, chrysanthèmes. Les cafés d'ici rappellent en bien plus grand et, disons-le, en plus grandiose, ceux de Paris. On y boit et on y fume et on y croque en buvant de petits gâteaux secs salés. Ceux qui veulent lire les journaux et revues très nombreux en ce pays de presse, jouissent de longues tables dans un des coins des plus lumineux de l'établissement.

    Mais l'heure du dîner va sonner. Zilcken s'est arrangé avec un “ louageur ” et un magnifique quasi-carrosse nous a ramenés, fumeurs de batavias, tôt à Hélène-Villa.

    Le long de la route toutefois malgré les cigares se succédant encore nous causons surtout, Zilcken et moi. C'est un type que mon hôte, un type achevé d'étranger parlant aussi bien le français que vous ou moi sans nul accent ni jamais une faute, un type d'artiste connaissant mille choses en dehors, d'une conversation variée et instructive et incisive, et qu'on écouterait tout le temps.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE