Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 3

 

    Sur ma réponse un peu tardive, négative ou plutôt confirmative, le digne homme trace à la craie un de ces signes cabalistiques qui signifient dans ce genre de sténographie, visité, ou laisser passer ou quelque chose comme ça, évidemment. O ésotérisme, ô administration ... internationaux !

    Et je profite du temps qui me reste pour me commander un déjeuner portatif, au buffet. Comme tous les autres, ce buffet, avec cette seule note originale d'un buste très haut placé du roi Léopold II, longue tète chevaline, triste et distinguée, émergeant d'un col de tunique brodé d'or entre des épaulettes de général de division, — en quelque chose qui serait aussi bien du chocolat que de la terre vraiment par trop cuite et comme qui dirait rissolée.

    Dans les diverses transactions parlées auxquelles il me faut me livrer en vue de la commande et du paiement dudit déjeuner portatif, comme d'ailleurs dans la phrase ci-dessus, de ce douanier glabre, je retrouve après quelque dix-sept ans, le belge, je veux dire le langage belge, étrange français, trop, beaucoup trop moqué chez nous seuls, parisiens, parmi les français, notons le fait en passant.

    D'où, philologues, expliquez-nous un peu d'oii viennent, par exemple, ces bizarres ellipses, viens tu avec, ces explétifs, pour une fois, sais-tu ? Ces sautes de personnes ès verbes, Tournez-vous un peu, mon capitaine, que je te brosse dans le dos, d'où, encore, tant d'et caetera de locutions dont je suis loin de rire, car de même qu'à mes yeux la Belgique (wallone) n'est qu'un groupe de départements pris à nous par un tragique traité peut-être indispensable à l'équilibre européen — quel équilibre, — hein ? — dès ce 1870 de malheur et depuis ! de même toujours à mes yeux qui, je crois, ont parfaitement raison ici, le belge ne serait-il pas bonnement un français de terroir non sans ses saveurs particulières et ses tours très souvent pour ne pas dire plus, gentiment naïf ou joliment narquois ?

    Mais ne me voilà-t-il pas en flagrant délit encore de digression ? Bah ! vous m'excuserez, n'est-ce pas ? Après tout, si un récit familier ou même mieux ou pis de voyage, par simples lettres, ainsi que c'est l'occurrence, comme ce pourrait être — autrement n'est pas une conférence, — et je le constatais si magistralement tout à l'heure, ce n'est pas non plus une pure et sèche tranche d'un Baedeker quelconque, quand tous les diables y seraient. Or donc, mon cher ami, dussiez-vous, ce qui n'arrivera

pas, j'en tiendrais le pari, me maudire, digresserai (pardon !) toutes les fois que l'occasion m'en semblera logique ou simplement s'en présentera : la digression, après tout, c'est la fleur à la boutonnière, la bague au doigt — aussi et peut-être plus souvent le drapeau, le pavillon plutôt qui couvre la marchandise.

 

    Me voici dans mon wagon spécial (en langage de chemin de fer ça se terme wagon-toilette, charmant le mot, n'est-ce pas ? On dirait du belge et du bon) et juste au moment où sonne la cloche de la plateforme et que siffle en roulottant, comme d'un berger le signal du chef de gare, un garçon du bulfet m'apporte en un panier d'osier roux, oblong, fermé d'un cadenas ouvert avec la clef dessus, mon déjeuner, donc portatif, vous voyez bien. Le temps juste pour moi du pourboire à donner — et en route !

    Je relève la tablette d'acajou qui est en face de moi, je l'assujettis sur deux supports que je tire du panneau inférieur et je pose sur cette table de poche pour ainsi parler, deux plats de viande, se prélassant dans des sortes d'immenses godets, deux plats de légumes répartis dans d'autres godets extravagants, un gâteau, une demi-bouteille de Maçon et un quart de Champagne ! Le tout pour quatre francs, cinquante centimes.

    Je ne me souviens pas du nom de l'entreprise.

    Fini de déjeuner : contemplons la Belgique un peu. Je connais pour les avoir parcourues et reparcourues, combien de fois ? je n'en sais rien, ces un peu pauvres presque solitudes du Hainaut. Quelques villages, tuiles et chaux, comme autant d'avant-courrières des campagnes flamandes de dès après Bruxelles. Mais le train file, file à travers des sites de plus en plus noirs. On voit, non loin, cette fois, on longe la Mine, les chemins s'obscurcissent de mâchefer, et c'est après une heure, environ, —

    Mons !

    Mons ! Une ville où j'ai longtemps habité et que je ne connais pas, figurez-vous.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE