Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 5

 

    Cette fois, dès le train ébranlé de quelques kilomètres nous approchons de la Hollande sérieusement et un peu plus d'une heure après, voici la douane néerlandaise en personne. Douce et clémente cette douane-ci. Dommage qu'elle ne parle plus du tout français, celle-ci. Le train se remet en route et nous entrons pour de bon dans les états de Sa jeune Majesté la reine Wilhelmina, première du nom.

Le prodige n'est pas ici subit. Rien ne ressemble plus à la frontière belge que les confins de la Hollande de ce côté des deux pays. Du vert, peu d'arbres, un peu plus d'eau en ruisselets, ô si humbles, des villages les mômes à combien peu de différence près ! Pourtant à mesure qu'on avance à toute vapeur — la verdure se fait plus verte, les arbres deviennent plus rares, l'eau est moins modeste. Elle s'effile en minces canaux comme pour l'amour de Dieu, coulant ou plutôt stagnant tout droits, très longs (quelque chose comme ce que les Anglais nomment des drains), et qui séparent en bandes parallèles d'étroites prairies où paît un bétail abondant — et au bout d'une vingtaine de ces alternances et au milieu d'elles, un moulin à vent.

    La monotonie gentille de ces aspects réguliers à l'infini lasse un peu la première curiosité et pour ma part j'eus si bien cette sensation qu'un demi-sommeil ne tarda pas à m'assoupir dans un coin bien douillet de mon coupé, demi-sommeil plein d'une vague préparation à mes conférences et d'icelles plein à ce point qu'il ne tarda pas à dégénérer en un sommeil sérieux et prolongé assez pour que le crépuscule du soir eût fait allumer la lampe du plafond de mon coupé. Je maudis mon engourdissement de m'avoir empêché pendant une grosse heure au moins de m'appliquer à regarder des sites si nouveaux pour moi et qui devaient avoir varié pendant ma presque mort, et je me mis à la portière. Ah qu'oui, ils avaient varié, les sites !

    Une immense étendue d'eau ensanglantée, dorée, verdie à l'horizon par les derniers efforts du couchant s'étalait immobile avec des voiles noires de bateaux à peine se mouvant dans l'obscurité croissante et le brouillard crépusculaire s'abattant. Ceci à gauche. A droite même spectacle. Un pont interminable de fonte sur lequel le train passait lentement, faisant un bruit régulier, puissant, presque terrible à force précisément de régularité dans la puissance ... La nuit tout à fait venue, la vision d'eau s'effaça pour faire place à des villages qu'on eût cru submergés tant ils étaient environnés d'eau encore... mais enfin, c'était de l'humanité ...

 

Un clocher, des moulins à vent, des ombres de maisons piquées de lumières vacillantes dans la brume, c'est, paraît-il, Dordrecht. Un peu avant c'était le Moerdijk, si ma mémoire ne me trompe.

    L'obscurité, la lassitude me firent encore me rentasser dans mon coin préféré, charmé d'un charme sévère, très doux pourtant. L'attente, vous savez, et surtout l'attente de quelque chose de bon, de cordial, en outre de la curiosité, — et la somnolence me reprit pour n'être plus rompue que par le même bruit puissant et régulier, et cette fois par des rangs de lumières l'une sur l'autre, et très proches. Un nouveau pont de fonte passant à vol d'oiseau sur des maisons à pignons en escalier ou extravagamment pointus, des canaux pour de bon maintenant et sans nombre, sur des rues toutes de gaz et d'électricité révélant de grands magasins, du commerce d'une élégance comme parisienne. Une grande ville enfin ...

Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande, Lettres à un ami.   Johan Thorn Prikker  Brieven  Philippe Zilcken  Souvenirs la Revue Blanche 1896. Frans leren, Vivienne Stringa

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE