Redon À soi-même (21)

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Chaque homme devrait faire l'histoire de son cœur. Il se mirerait là, il regarderait l'empreinte laissée par ces testaments tendres, instantanés ou lents, toujours involontaires, qui nous ont conduits par des chemins obscurs vers d'autres lumières, toujours et constamment renouvelées, vers des clartés de l'esprit plus hautes et plus belles, où les derniers pas de la vie par élection céleste, répercutent l'écho des émotions de l'enfant. Rien ne s'effacera de ces tendres émois, et je les glorifie et les considère aujourd'hui comme l'histoire éprouvée d'une émancipation quasi religieuse et bénie.

Odilon Redon, À soi-même.  Journal. Notes sur la vie l'art et les artistes(1922 ).  Aan zichzelf  / Dagboek / Notities over het leven, kunst en kunstenaars. Frans leren, Vivienne  Stringa

Il se peut donc qu'en une approche — par le hasard ou l'inconnu produite, — on ne sait, spontanément, vivement, prise inconsciente, on soit lié. Imperceptiblement à première heure, sans le savoir déjà, mais déjà conquis, mené, obéissant, dans la subtile joie à se soumettre. Le premier jour marque la préférence, le lendemain, au réveil, rien qu'à un regard échangé, une présence à nouveau ressentie, un son de voix qui donne à toutes les cordes de la sensibilité une résonnance nouvelle, tout sera dit, clairement révélé. Et le besoin de se faire connaître, de se tout dire, de s'épancher en elle, de raconter sa vie, les événements essentiels de sa vie, de se livrer, de s'abandonner, de lui tout apprendre de ce qu'elle ignore, comme après une séparation de longue date, où il importe que chacun sache, dans deux êtres qui ne font qu'un, les émotions de douleur ou de joie qu'il importe que l'ami partage. Il ne restera plus, pour connaître à fond la grandeur du mystère qui nous conduit, la nuit de certitude qui nous fond, nous annihile, nous égare et nous ravit, qu'à connaître la douleur infinie d'une séparation après s'être connus depuis trois jours. Il ne restera plus qu'à connaître le vide immense que laissera son absence. Le despotisme pervertit l'homme, ou bien le fait amèrement souffrir. Sans un constant effort pour sauvegarder sa vie, le libre essor vers le bien, il tombe infailliblement dans la fraude, le mensonge et, plus encore, dans le mépris de tout bien commun. S'il se refuse et s'il résiste, il souffrira dans ses chaînes de la stérilité de ses forces, et s'il aime la patrie et l'humanité, il souffrira pour tous comme il souffre pour lui. Voilà pourquoi l'amour de la liberté n'habite que les grands cœurs. Le mérite et le vrai talent sont rares ; il faut en avoir l'apparence pour inspirer la confiance, qui fera notre autorité et notre prestige. Telle est la cause des vrais mensonges que la société fait faire à celui qui veut se mettre à même d'aller librement. Cette position n'est acquise qu'à cette triste nécessité de faire croire que nous savons beaucoup, même quand nous ne savons pas grand-chose. On ne s'assemble pas par les qualités du même ordre : tel peut avoir du génie et voir par amitié ceux dont les qualités du cœur priment des facultés médiocres. Quel charme que la bonté, la douceur, l'indulgence ! On peut à l'infini diviser ceux qui aiment, mais l'idéal les réunit toujours. Nul n'entrera dans tes espérances : les rêves, les désirs, les projets sont de faibles abstractions solitaires que personne ne formule avec nous. Dans ses aspirations vers l'avenir, ou au delà, l'homme est donc malheureux parce qu'il est seul, tout ce qu'il voit, tout ce qui est, le fait souffrir — hors ce qu'il aime. Si j'avais un fils à diriger, je lui dirais : « Pars, va seul au milieu des hommes, puisque tu dois le devenir. Il n'y a de personnel essor que dans la liberté. »