Redon À soi-même (30)

D'ailleurs, on est là partout et nulle part. On est dans l'inconnu, dans la forêt sauvage, inoccupée. Il semble que l'arbre séculaire qui vous abrite appartient à tous et à ceux de tous les temps. Le vol n'existe pas ici, ou, du moins, le sentiment qui le dicte est différent que dans la plaine. La loi devrait sévir différemment qu'ailleurs. Le malfaiteur même, s'il est mal intentionné, obéit plutôt à des instincts plus naturels et plus sauvages que dans un centre civilisé, où la personnalité de chacun se fera plus vivement sentir.

Dixième jour. — Sur quoi nous appuyons-nous ? Sur la nature humaine. Deux yeux profonds et doux nous captivent et voilà que nous aimons. Nous donnerions de notre sang pour la possession du cœur nouveau qui nous est ouvert à jamais, et la plus grande de nos amertumes est bien celle qui vient de la rigueur du monde qui nous éloigne de l'objet aimé et désiré. Que deviennent ces sympathies ? Elles vivent, elles persistent, elles s'en vont dans l'infini. Oui, le cœur a besoin de l'âme, et l'âme appelle une immortalité. Sans cet appui dans l'inconnu, que ferions-nous donc sur la terre ? Un être infime, éperdu, abandonné, dans les mornes angoisses de l'isolement et des larmes qu'il nous faut répandre et qui nous apaisent. O vérité mystérieuse, douloureuse et rassurante que celle de la sympathie subite, immédiate et sans erreur révélée ! Cruelle est la contrainte qui la brise ou l'éloigné, et la douleur suprême est bien celle de l'amour sans espoir : je souffre, un tourment infini m'abîme et me consume ; je souffre, plainte obstinée qui me vient souvent au souvenir de moi-même et qui résume le meilleur de mes jours. Cher et vaste pays que j'admire et qui tant m'émeut, toi dont le ciel tout bas me caresse et me console, toi dont les profonds nuages et les vertes collines me donnent comme le souvenir d'une enfance bienheureuse dans un monde inconnu de bonheur et d'innocence, éloigne de mon esprit la faiblesse. Le bruit morne de tes eaux dit aujourd'hui la mort et la mélancolie ; éveille en moi la force et la confiance. tristesse, grâce infinie, ardeur secrète et aristocratique, la hauteur, la fierté, s'épand de vos blessures ; il y a une confiance forte aux sources mêmes de ce mal, quand il est docile, sans colère. montagne, l'homme infime qui te gravit, est perdu dans ton immensité : tu ne seras jamais partagée ; ton domaine est celui de tous. Ta lisière, là-haut, si près de ces beaux nuages qui caressent tes plus hauts sommets est voisine du ciel où chacun peut s'inspirer et s'élever. Montagnes et nuages, même région d'idéal et de rêverie !

Harlem, 20 Juillet. — Il me semble que je suis au bout du monde ; j'écris ici faiblement, dans la tristesse inévitable d'une arrivée. J'éprouve une crainte d'enfant dans ce pays morose, demi-obscur, plein de silences, où le ciel remuant donne le malaise. Et puis, j'ai la défiance instinctive qui naît en nous sur le sol étranger. Pourquoi me faut-il le dire ? C'est que depuis vingt-quatre heures que je l'ai quitté, j'ai déjà un désir dévorant d'entendre parler français. Je serais revenu sur mes pas à moitié route, si le train ne m'eût emporté malgré moi à travers des marécages, des eaux, des mers, des bateaux et, surtout, des moulins qui se répercutaient jusqu'à l'horizon, bas et monotone. Le paysage qui se déroulait là sous mes yeux m'était bien connu ; on l'a vu bien des fois au Louvre dans la galerie des maîtres : au premier plan, sur une herbe grasse, épaisse et de couleur puissante, des bestiaux paissent le sol humide ; au loin, quelques étangs, des arbres demi-submergés ; puis, le mât d'un navire qui excite un peu la surprise de le voir voyager ainsi sur la prairie, remorqué lentement ; puis, des moulins, toujours des moulins qui tournent à pleines ailes, tous invariablement et parallèlement orientés sous le vent toujours présent et rapide. L'homme y paraît très peu ; il se perd dans cette atmosphère épaisse et troublée, sans plus grand rôle pittoresque que la maison, le chemin, l'animal ou le nuage, qui est toujours gros de pluie, mais fort beau. Tout est rompu, ondoyant, sans contours visibles. Le seul dessin de ce paysage est dans la rigidité de cette ligne unique et horizontale qui coupe le tableau en deux, et s'étend indéfiniment devant soi, autour de soi, avec une force qui ne manque pas de grandeur. Cela est pauvre et triste, dénué de tout intérêt pour la vue ; aucun faste, rien du dehors ne provoque un étonnement marqué, fécond, durable, comme dans les contrées largement décoratives où des tableaux naissent à chaque pas, avec leurs cadres, leurs lignes et leurs plans. Ma plus grande surprise fut à Rotterdam, la ville la plus grandiosement pittoresque de ces infortunés parages ; mais encore sa beauté appartient-elle à cet ordre particulier des choses hors de l'ordinaire, où la nature s'impose à l'homme ou ne lui demande qu'un concours hors de sa condition. Imaginez une ville flottante, le mot est vrai, une ville où l'on perd le sentiment du sol et de la sécurité. Je l'ai traversée dans le jour, mais son image m'est restée comme un rêve où se hérissaient des mâts de navires et de hauts moulins se livrant mutuellement de vives luttes. Leurs grandes ailes pointaient et tournaient dans le ciel, le long des rues ou des ponts tournant eux-mêmes sur des pivots invisibles ; oui, des ponts mouvants qui se rangeaient respectueusement devant le bateau qui, sur les promenades de cette ville, est un roi.