Redon À soi-même (33)

En cela, il a de la parenté avec l'école anglaise ; comme elle, il ne généralise rien par la ligne dont il semble ne point se douter — j'entends la ligne droite, cette abstraction active et décisive, sans laquelle la forme, comme le tableau, n'a point d'organisme. Il dessine en construisant avec une grande force, chaque objet, chaque personne, connaît admirablement tous les jeux des muscles du corps humain. En cela, il est moderne, il prépare ces personnalités du Nord qui, comme Delacroix notamment, expriment la vie des choses beaucoup plus par une réflexion de la nature extérieure dans leur mémoire que par l'observation et l'analyse immédiate du modèle. Il a toutes ces grandeurs, tous ces dons et leurs richesses, mais il n'a pas souffert ; — c'est peut-être la seule cause de mes refus à le placer parmi les plus grands. Dans le temple d'amour que nous élevons en esprit aux grands hommes, il est deux cycles, deux places distinctes qu'il importe de bien séparer : dans l'une, sont les plus grands maîtres, les voici seuls et soufrants, accablés sous le poids de leur haute infortune.

Où est la limite de l'idée littéraire en peinture ? On s'entend. Il y a idée littéraire toutes les fois qu'il n'y a pas invention plastique. Cela n'exclut pas de l'invention, mais une idée quelconque que pourront exprimer les mots, mais alors elle est subordonnée à l'impression produite par les tâches purement pittoresques, et n'y paraît qu'à titre d'accessoire et, en quelque sorte, de superflu. Un tableau ainsi conçu laissera dans l'esprit une impression durable que la parole ne pourra reproduire, à la seule exception d'une parole sous forme d'art, un poème par exemple. Dans une composition littéraire, nulle impression produite. L'effet réside uniquement dans les idées qu'elle fait naître et qui se produisent surtout par le souvenir. Il n'y a pas alors d'oeuvre d'art réelle ; un récit vaut mieux ; c'est de la pure anecdote.

Exemple : il y a une expression autre que simplement plastique dans l'Ange Gabriel, de Rembrandt ; les divers âges de la vie et la manière de sentir le merveilleux ne sont-ils pas rendus avec une infinie délicatesse dans ce vieillard qui tombe comme abîmé dans la divinité ; dans cet adolescent qui admire, mais aussi analyse, regarde, interroge ; en cette femme, qui joint les mains et prie ; en cette autre, plus vieille, qui s'évanouit ; et, plus bas, dans ce chien qui aboie et semble représenter la bête dans son effroi et sa peur ?

Ces nuances, assurément, sont du domaine de la littérature et même de la philosophie, mais on sent bien que tout cela n'est mis qu'à titre d'accessoire et que l'artiste qui a ainsi pensé volontairement ou inconsciemment, n'en a pas fait l'unique condition de son tableau. Et la preuve, c'est que toute cette recherche si touchante et si naïve et profondément vraie aussi, ne paraît qu'après une longue analyse, et que la plupart des spectateurs qui ont été frappés par cette œuvre merveilleuse, étaient sous l'empire d'une impression qui ne venait pas de là : l'unique accent de cette composition sublime est dans la lumière surnaturelle qui illumine et qui dore le messager divin. Là, dans la nature pure et simple du ton et dans les délicatesses du clair obscur, est le secret de l'œuvre tout entière, invention toute pittoresque, qui incarne l'idée et lui donne, pour ainsi parler, de la chair et du sang. Cela n'a rien à démêler avec l'anecdote. Presque tous les chefs-d'œuvre de la Renaissance expriment une idée littéraire, et souvent même chez les peintres français, une idée philosophique. L'art uniquement pittoresque est en infériorité, et ce n'est pas sans justesse que la Hollande et l'Espagne n'ont ni l'éclat ni le prestige de l'art italien.

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Dimension. Ses Rapports avec le sujet.  On peut voir chez les plus grands maîtres une exubérance dans les moyens dont ils semblent ne pas se rendre compte. Leurs forces les portent trop loin ; très souvent, ils dépassent les limites matérielles en lesquelles ils devraient encadrer leurs pensées : l'exagération dans laquelle ils tombent alors le plus facilement est dans une dimension excessive de la surface peinte ou dessinée. Avant ou après avoir trouvé la mesure exacte pour la représentation de leurs sujets, et même simultanément, il leur arrive de la dépasser, de ne point s'y borner. C'est le génie qui foisonne, et produit des fruits abondants et moins excellents. Ainsi fit Durer lorsqu'il grava sur bois des dessins si grands qu'ils étaient destinés à la décoration des appartements plus que du livre. Rembrandt, malgré son génie de l'eau-forte, ne put s'empêcher de tenter des planches très grandes ; et il est facile de juger combien celles-ci sont loin de la perfection qui brille dans les planches de dimension ordinaire. Ainsi, pour les peintres, et plus encore, car il est plus facile dans cet art évidemment moins limité que la gravure, de se laisser aller au charme, à l'appétit de la production en grand.