Redon À soi-même (37)

Et ces jours furent à la fois anxieux, très doux et quasi religieux. Au dehors, dans la campagne, Peyrelebade étant un hameau pour ainsi dire, il avait conquis la place, et l'on ne m'abordait plus que pour me dire, avant tout bonjour : « Il dort ? Comment est-il ? » Toute sympathie simple et vraie du paysan qui, depuis longtemps, jamais n'avait vu naître en nos murs. Les enfants me disaient : « Où est le petit monsieur ? » Ils venaient aussi s'approcher du berceau orné de gaze rose ; ils se soulevaient sur la pointe de leurs petits pieds pour l'apercevoir ; et ils me demandaient pourquoi, comme eux, il n'était pas grand. Puis, le premier sourire. Il vint très tôt, dans le sommeil, en son deuxième mois, à une sortie ; il était tenu par sa mère, assise sur un banc ; j'attirai ses yeux en l'appelant, il me fixa longtemps et me sourit avec des yeux en larmes. Elles me gagnèrent. A partir de ce jour, l'enfant quel qu'il soit, prélude à un poème. On en lira bientôt les strophes une à une, et son charme dominateur vous suivra partout.

Il faut avoir vu naître pour lire ce verset de la vie si tendre, sensible, où toutes les grâces vont venir : l'amour instinctif de la lumière, la joie à tout ce qui se meut, le goût du mouvement et la curiosité de tout ce qui masse aux yeux : arbres, grands ciels, toutes les choses étincelantes vont lui parler. Jean eut toujours une extase devant la verdure, et ses pleurs rares furent évités vite en le plaçant sous le marronnier du jardin. Et il n'est plus. Le temps n'affaiblit pas l'émoi causé par une telle mort. Il peut donner prise à des activités qui remplissent les heures et passionnent à nouveau ; mais au silence, au premier loisir indolent, le rappel est sensible et le mal ouvre sa plaie. La mort d'un enfant laisse le cœur en litige, son souvenir est toujours l'avant-goût d'un sentiment infiniment doux auquel on a goûté, et laisse à l'âme inassouvie un mélancolique malaise. Il faudrait pour s'en consoler, voir qu'il en est beaucoup d'autres avec de doux sourires — et les aimer autant. Mais l'affection du père est la création même de son enfant : c'est sa prise, sa conquête, son triomphe. Et cette attache infinie — qui est une certitude — est un mystère quand elle se brise. Cette chose éprouvée et révélée doit être impérissable. Il me semble qu'au jour dernier, quand j'irai dormir au même inconnu que lui, des ondes invisibles se rapprocheront aussi pour se confondre, venues de lui, venues de moi.

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1888. - L'on me suppose trop d'esprit d'analyse : c'est, du moins ce qui ressort des curiosités que je sens chez les jeunes écrivains qui me visitent. Je les vois, à mon abord, étonnés. Qu'ai-je mis en mes ouvrages pour leur suggérer tant de subtilités ? J'y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère. J'ai fait des fictions. C'est à eux d'aller plus loin. Ce n'est pas du dilettantisme que peut sortir le naturel épanchement et le développement d'une œuvre. Il servirait à merveille la perfection, si elle était possible. Elle ne se peut qu'en de petits morceaux et l'auteur qui pourrait atteindre l'œuvre par faite n'en ferait qu'une ; il aurait touché l'absolu et cesserait de peindre. C'est précisément du repentir même que laisse l'œuvre imparfaite que va naître la prochaine. On ne peut s'analyser qu'après l'émotion, point initial de toute genèse. A la minute où l'on est maître de sa passion, elle n'est plus. Elle a servi l'embryon. Tous les organes vont paraître, et pour ce, il faut des soins soumis, soucieux du germe : intelligence la plus lucide, alors de son œuvre, embryonnaire mais vivante ; raison, analyse : c'est l'agent intellectuel qui viendra pour le service de l'agent passionnel, mais il est enfanté par lui. En un mot, les nerfs de l'artiste, sa sensibilité, sa nature même se chargent de l'importante affaire de création.

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Une pensée, ça ne peut pas devenir œuvre d'art, sauf en littérature. L'art n'emprunte rien à la philosophie, non plus.

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Tous les conseils nous choquent, mais ils font réfléchir.

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Voyager, c'est prendre contact avec certains lieux évocateurs de notre propre vie ; je le sentis à Venise.

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