Redon À soi-même (44)

D'ailleurs, il a donné ces fruits sous la faveur médiocre — quoi qu'on ait dit — d'un public qui ne s'en soucia guère, égaré qu'il était par la chanson larmoyante et littéraire des maternités qu'on lui faisait entendre, sottement. Il serait bien cependant de proclamer que notre art a une fonction tout autre que la littérature. Mais à quoi bon, en présence de l'innombrable et inexorable légion des admirateurs de Greuze ? Ils sont une hydre. On a tenté de lui donner Carrière en pâture, avec quelque raison peut-être.

O temps, que diras-tu ? Sans toi, je sais que c'est la couleur qui fait la joie des musées. Le noir ne peut être mis au mur qu'avec mesure, en petite surface. Toute l'erreur de Carrière fut de croire qu'il pouvait suppléer au noir du fusain avec de la matière huileuse.

~~~~

1906. — Commentaire verbal de la Mélancolie de Durer, par Elémir Bourges :

Odilon Redon, À soi-même.  Journal. Notes sur la vie l'art et les artistes(1922 ).  Aan zichzelf  / Dagboek / Notities over het leven, kunst en kunstenaars. Mélancolie. Gravure sur cuivre, 1514, Albrecht Dürer, Frans leren, Vivienne  Stringa

Vous voyez la lettre I qui suit le mot Mélancolia ; ce signe imperceptible en est la clef : il veut dire va, en latin. Et la chimère qui s'envole emporte (sans en douter) la souscription de tristesse. Elle part près du soleil levant, sous l'arc-en-ciel libérateur. Tout le reste s'explique aussitôt comme étant une allégorie de la science. Les outils du travail et de la recherche sont là. Cet être ailé, tenant un compas, n'est-il pas l'image de la certitude ? Voici l'amour aussi qui inscrit sur une tablette un accroissement de la connaissance.

Vinci a dit : « Plus on connaît, plus on aime. »

Ce commentaire met un arrêt aux suggestives hypothèses et à tout verdict d'incohérence. Et je me souviens, en souriant, que j'ai fait autrefois, ainsi que Durer, un ange des certitudes : il sourit, vieillot, dans un rai de lumière que domine un ciel noir, où j'ai mis un regard interrogateur. J'étais moins conscient que Durer.

Cette admirable Mélancolie reste ce qu'elle fut toujours pour moi : une source riche, profonde et toujours nouvelle de belles lignes abstraites, profondes, révélatrices d'amplitude, de vastitude. Je ne connais pas de cadre plus plein, et dont la structure et les plans aient autant de portes sur l'esprit. Lignes serrées, riches de variétés soumises au jeu si grave de l'ensemble. Sans me complaire dans l'audition de la musique de Bach, je suppose ici analogie.

Depuis mon âge mur, j'ai toujours eu cette sorte de fugue linéaire sous les yeux.

~~~~

1908. — Le peintre qui a trouvé sa technique ne m'intéresse pas. Il se lève chaque matin sans passion, et, tranquille et paisible, il poursuit le labeur commencé la veille. Je lui soupçonne un certain ennui propre à l'ouvrier vertueux qui continue sa tâche, sans l'éclair imprévu de la minute heureuse. Il n'a pas le tourment sacré dont la source est dans l'inconscient et l'inconnu ; il n'attend rien de ce qui sera. J'aime ce qui ne fut jamais. Le souci doit être l'hôte habituel et constant du bon atelier.