Redon À soi-même (45)

Le souci est comme une équation entre la palette et le rêve. Il est le ferment du nouveau ; il renouvelle la faculté créatrice ; il est le témoin d'erreurs sincères et de l'inégalité du talent. L'homme est alors visible chez l'artiste, et celui qui regarde son œuvre est plus près de lui.

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1909, 27 Juillet. — Elles sont vraiment intéressantes, un fonds d'idées très riches : Quel analyseur de sa propre nature ! Il serait à désirer, s'il veut trouver la paix, le bonheur, qu'il fermât son intelligence, sa lucidité trop consciente (lumière de mineur) pour ne plus s'occuper que des simples substances qu'il emploie. S'il veut connaître mon expérience, elle est dans ce que je vous dis là : Peindre, peindre ; ne se trouver que dans la pâte, le pinceau à la main. Ensuite, ne penser à rien et « fumer sa pipe ». Quant à ce qu'il veut savoir aussi de l'étude du modèle : tous les maîtres présents et ceux du passé ont conseillé, exigé l'étude de la nature. Mais point en « fumant la pipe », non, très activement, au contraire, le crayon ou le pinceau à la main, avec, pour compagnes, toute la raison et l'intelligence dont on est capable. Bresdin, il est vrai, ne travailla jamais d'après nature ; mais c'était chez lui de l'impuissance : je le vis une fois tenter de faire le croquis d'un cheval arrêté devant sa fenêtre. Il commença par l'oreille, et, finalement, la tête était plus grosse que le corps en son entier. C'était l'impossibilité la plus enfantine de formuler ce qu'il voyait. Mais, remarquez que, pour les travaux aux éléments minuscules qu'il faisait, sa mémoire pouvait y suffire. Il en est autre chose de la peinture décorative, de celle que votre ami appelle « peinture musicale », et qu'il serait mieux de désigner ainsi : surface morale suggestive. Dites-lui que s'il veut connaître ce qui est de selon moi, je veux dire ce qui est de mon acquisition patiente et dernière, dites-lui que, pour cet art expressif dont il parle, il faut, au contraire, en me servant de sa belle expression, « ausculter avec myopie le brin d'herbe ou le caillou ». C'est après avoir dit cette sorte de chapelet que l'imagination prendra l'essor et, avec elle, toute l'ébullition, toute l'exaltation nécessaires. Outre la ressource de conserver en carton des documents (toujours vivants et instructifs), même lorsque le papier qui les fixe aura jauni. Il se passe ainsi, quand on a fixé par le menu, obstinément, patiemment, tous les replis de sa vie, une sorte de puissance imaginative infusée, prête à jaillir ; elle est elle-même la source de cet art suggestif. Je ne vous parle ici que de moi ; mais je fais aveu sincère : j'ai dû passer par des études qui sont, en quelque sorte, le contraire du vitrail que votre ami a vu.

Il faut que le peintre ait chez lui, sous la main, des éléments fixés. Je ne crois pas que l'on puisse s'en distraire. Aucune mémoire visuelle n'y suppléera. Je sais que la terre tourne, que tout passe, et même qu'il est nécessaire que les Dieux changent, comme l'a dit Renan ; mais je ne saurais, à la minute où je respire et vous écris, penser de mon art autrement : manger du morceau par analyse la plus attentive et la plus minutieuse, le crayon à la main : voilà mon régime. J'y ai failli aux heures du péché. Mais le repentir est une nouvelle innocence quand il est suivi de la réhabilitation par l'action réparatrice. Action qui ne serait pas venue sans le péché (autrement dit expérience — autrement dit connaissance). Et je vous prie de croire que douce et légère est la sérénité qui découle de cette connaissance de soi ! Que votre ami ne se cherche pas dans des formules, des doctrines ; qu'il travaille : l'oracle lui parlera, comme par surprise, à la minute où il aura le pinceau à la main. Non, quand il réfléchira. Pas tant d'analyse, sauf celle des matières qu'il emploie, et qui l'attirent. Elles détiennent, elles aussi, en elles-mêmes, une part du secret. Elles sont de meilleur conseil que les maîtres. Elles priment toutes les théories. Qu'il « ausculte » avec subtilité leurs ressources. Plus il les connaîtra, plus son esprit les illuminera. L'art expressif n'irradie dans sa plénitude que par des substances. Votre ami n'est pas sans le pressentir.

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1909. — L'art n'emprunte rien à la philosophie et n'a d'autre source que l'âme au milieu du monde qui l'entoure. Son essence est inconnue, comme celle de la vie ; et sa fin, c'est l'art même. Maurice Denis alourdit le sien d'attributions sociales et religieuses ; il effleure la politique, et c'est dommage. Ses dons étaient capables de le situer en meilleure place et plus haut que dans une impasse. Sa probité le garantira de toute étroitesse.

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Soumettre le talent et même le génie à des concepts de justice ou de morale est une grande erreur. Elle provient chez l'artiste d'une prédominance de l'intelligence spéculative sur la libre divination.