Redon À soi-même (54)

Il ne fit aussi que pérégriner toujours en imagination vers des mondes meilleurs. Il dessinait des familles en voyage, des barbares en émigration, des armées, légions ou peuplades en fuite. Je ne saurais insister sur l'abondance et la variété de ses œuvres que l'on ne connaît point, et parce que les épreuves en sont rares et peu multipliées. Il m'a dit que sa mère était du monde de la noblesse, je crois du moins m'en souvenir, et cette origine expliquerait peut-être les traits disparates du caractère que l'on voyait en lui. Il était peuple et aristocrate. Il tenait sans doute de cette naissance les particularités de sa nature étrange, fantasque, enfantine, brusque et bonne, subitement repliée, subitement ouverte et enjouée. Le naturel de ses propos donnait de bons avis qu'on recueillait sans les fatigues d'un enseignement grave. Tout prenait avec lui une forme légère pour vous amener à réfléchir et souvent même avec un sourire. C'était du véritable humour. Il ne comprenait et n'aimait pas l'art académique. Il s'indignait qu'un certain maître eût parlé de " probité " à propos du dessin.

« La couleur c'est la vie même, disait-il ; elle anéantit la ligne sous son rayonnement. »

Et l'on sentait que ses convictions sur ce point ne relevaient que de lui seul, et du culte qu'il portait à l'invention naturelle, instinctive. Hélas, comme ce que j'écoutais auprès de lui contrastait avec ce que l'on entendait dans les écoles ! Quel enseignement avons- nous reçu ? et même ceux qui m'ont suivi ? Est-il possible, au cours de la tournée que fait le professeur à l'atelier, parmi les élèves devant le modèle, est-il possible de donner à chacun la bonne parole, la fertile parole, celle qui ensemencera chaque front selon sa loi particulière ?

Non, difficilement. En tout élève, en tout enfant, n'y a-t-il pas un mystère, le mystère surprenant de ce qui va être ? Et le professeur aura-t-il le tact assez docile, la perspicacité assez fine et divinatrice pour mettre en floraison fertile les premiers bégaiements de son élève ? Celui qui professe, après tout, ne veut que continuer l'action des maîtres, mais, hélas ! et même seulement pour la transmettre, il n'a pas leurs procurations. Il se les octroie bien comme il peut, tant bien que mal, comme le grammairien, par l'analyse des belles œuvres du passé que le temps a consacrées, mais il n'acquiert là qu'une expérience abstraite, toute en formules, où il manque l'autorité prenante de l'amour. Or il faut aimer pour croire, et il faut croire pour agir : le meilleur enseignement sera donc reçu de celui seul qui aura déjà touché l'apprenti d'une sorte de révélation créatrice, issue de la beauté de ses propres œuvres. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui.

Mon ami Stéphane Mallarmé, toujours mu par un esprit de belle indépendance, désirait l'abolition du lycée, autant que celle de la guillotine. Peut-être songeait-il aux exigences de sa vie de professeur, mais il songeait aussi, sans aucun doute, aux à peu près insuffisants de l'enseignement que l'étudiant reçoit, et partage, tout à la fois, dans un bloc de camarades. Il s'y cherche plus difficilement que lorsqu'il est seul, sans contrainte. Pour ne parler ici que de l'élève peintre à l'académie, je le compare à la graine que le semeur a jetée dans le champ pour être mise en fécondation à tout hasard par la charrue qui passera aveuglément sur elle, jetant de la terre propice ou non, au petit bonheur. La charrue, c'est la règle, le lycée, l'académie de peinture, le maître sans amour peut-être et indifférent, qui vient à heure et jour fixes, puisqu'il fonctionne. L'élève est là bien loin du doux et bienfaisant loisir, et des heures bénies où l'intuition le guidera. Je crois à un enseignement fructueux par communication naturelle, à côté d'un maître de notre choix, et même dans son intimité si possible, tel qu'il se pratiquait naguère.

Auprès de Bresdin, on n'oubliait pas plus le culte de la nature que celui des maîtres, particulièrement de Rembrandt qu'il adorait. « Rembrandt, disait-il encore, ne peignait que des gueux, des perclus, des goutteux, et pourtant quelle noblesse, quelle élévation, quelle poésie, quel divin : il a du dieu ! »

J'aimais à donner à ce fervent disciple quelque chose du maître qu'il vénérait. Comme lui, il habitait une humble banlieue, où son aspect et ses allures inspiraient quelque méfiance à la population des pauvres gens qui l'entourait, on s'en apercevait. Il était lui-même mystérieux. Il l'était, non par dédain, mais par supériorité naturelle, et pour garder, vierges et plus actives, les ressources internes de sa propre vie. Le peuple ne comprend pas ces rapports-là. Il ne les admet que dans un ordre d'actions autres que celles de l'artiste, dont il ne peut soupçonner les douleurs. Il ignore les froissements que le raffinement de culture rencontre dans la promiscuité. Mais l'artiste, cependant, sans s'y mêler, aimera toujours la spontanéité du peuple, parce qu'elle nourrit sa vision de naturel, et qu'il y trouve, plus qu'en des lieux mondains, la générosité native du geste et des passions. Je le vis à Bordeaux dans une extrême détresse qu'il oubliait dans un labeur de forcené. Sa rue, d'appellation ancienne, ne porte plus aujourd'hui ce nom de rue Fosse-aux-Lions, qu'il me faisait remarquer en plaisantant, avec un sourire.