Redon À soi-même (55)

Elle était proche du beau cimetière de la Chartreuse que je traversais quelquefois en allant chez lui, le matin à première heure. C'était au printemps. Cette saison, à Bordeaux, a des douceurs délicieuses ; l'atmosphère y est humide et chaude sous un ciel clair, la lumière limpide. Je ne sais si c'est le recul du temps qui amplifie ainsi les impressions de la jeunesse, mais nulle part et jamais je n'ai goûté si fortement la vivifiante souplesse de mes marches le long des petites rues solitaires aux trottoirs étroits qui me conduisaient chez lui.

C'étaient des quartiers à demi faits, sans agglomération humaine, où des arbres émergeaient des jardins par-dessus des murs bas ou des palissades, où des fleurs d'aubépine tombées sur les trottoirs, et que je foulais, me plongeaient dans de singulières rêveries. A ce moment de l'année, et plus encore à celui de la jeunesse, avec quelle fraîcheur vibrent en nous les fibres sensitives ! Et comme les mobiles changent : je ne marcherais plus sur des fleurs aujourd'hui. Il me semblerait commettre une profanation ; il me semblerait grossier de mutiler ainsi, même tombées et quand vient de cesser leur vie courte, ces êtres fragiles de parfum, prodiges adorables de la lumière. Je les écrasais autrefois avec volupté, pour l'étrange frisson que j'en ressentais, et le cours plus étrange encore que prenaient mes pensées par cet acte.

C'était comme la confuse souvenance de choses antérieures à mes jours mêmes, l'écho de douces joies, de bienheureux enchantements. Et cela contrastait avec l'état habituel de ma mentalité, alors si morose et mélancolique. Sur le même cahier où je recueille les propos de mon vieil ami Bresdin, et que je notais en cachette, comme je lui cachais aussi les miens, je trouve ces lignes écrites d'une écriture maladive, et que je vous donne comme les prémisses de mes noirs, de mes ombres — et que je n'écrirais plus aujourd'hui non plus : « J'ai passé par les allées froides et silencieuses du cimetière et près des tombes désertes. Et j'ai connu le calme d'esprit. mort que tu es large : dans le calme que ta pensée me donne, que de force contre le souci ! » Je n'en veux pas transcrire davantage : simple indice d'un état d'esprit qui a dû se placer souvent sous mes crayons.

Mais le temps, le temps où nous déroulons sans cesse nos accomplissements, m'a donné, comme à tout être humain, lumière plus vive. Et ces premiers ennuis, ressentis bien au delà de ma jeunesse même, ont dû se dissiper dans un accord plus juste entre mes forces et les désirs. En m'objectivant sans cesse, j'ai su depuis, avec les yeux ouverts plus grandement sur toutes choses, que la vie que nous déployons peut révéler aussi de la joie. Si l'art d'un artiste est le chant de sa vie, mélodie grave ou triste, j'ai dû donner la note gaie dans la couleur ; je le dirai une autre fois. En arrêtant ici cet écrit, je le donne comme une sorte d'introduction à mon catalogue.

Les éditeurs Artz & De Bois, de la Haye, pour la publication complète des reproductions de mes travaux graphiques, me donnent en ce moment une satisfaction profonde. C'est un ensemble de pièces diversement venues, où plusieurs sont un germe, un essai premier dont la sève seconde a fleuri dans un dessin qui n'est pas là, — et fleuri plus heureusement peut-être : un dessin sorti, par nécessité, de l'atelier avant la transcription sur pierre. Il en est ainsi à peu près 500 qui errent et vont par le monde, selon leurs destinées.

Je les recommande à ceux qui aiment mes lithographies. Le fusain, matière légère qu'un souffle soulève, m'a permis la rapidité d'une gestation propice à l'expression docile et facile du sentiment. Je voudrais que l'on comprît, en feuilletant la série, l'acharnement que j'ai mis à connaître ce que le beau granit de Munich pouvait fournir et multiplier, pour le meilleur éclat de l'estampe dans le mode expressif. Il est quelques planches dont le résultat graphique l'apprendra, sans doute, et justifiera les autres, je l'espère. Puis il faut être modeste pour mettre sous les yeux du public la totalité de ses fruits — toujours plus ou moins bons selon les années, selon nos jours.

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1915, Réponse à une circulaire pacifiste venue de Hollande (15 Mars).

Monsieur, pour répondre à la demande que vous avez bien voulu m'adresser, je vous prierais de vous mettre par la pensée à notre place. Veuillez supposer la Hollande envahie et l'ennemi occupé par surcroît, après les iniquités qu'il a commises et que vous savez, à détruire automatiquement, et sans raisons militaires, quelques-unes des belles œuvres d'art de votre patrimoine.