Redon À soi-même (9)

Tout au plus ai-je tenté souvent, au début, et parce qu'il faut autant que possible tout savoir, de reproduire ainsi des objets visibles selon ce mode d'art de l'optique ancienne. Je ne le fis qu'à titre d'exercice. Mais je vous le dis aujourd'hui, en toute maturité consciente, et j'y insiste, tout mon art est limité aux seules ressources du clair-obscur et il doit aussi beaucoup aux effets de la ligne abstraite, cet agent de source profonde, agissant directementsur l'esprit. L'art suggestif ne peut rien fournir sans recourir uniquement aux jeux mystérieux des ombres et du rythme des lignes mentalement conçues. Ah ! eurent-ils jamais plus haut résultat que dans l'œuvre du Vinci ! Il leur doit son mystère et la fertilité des fascinations qu'il exerce sur notre esprit. Ils sont les racines des mots de sa langue. Et c'est aussi par la perfection, l'excellence, la raison, la soumission docile aux lois du naturel que cet admirable et souverain génie domine tout l'art des formes ; il le domine jusque dans leur essence !

« La nature est pleine d'infinies raisons qui ne furent jamais en expérience», écrivait-il. Elle était pour lui, comme assurément pour tous les maîtres, la nécessité évidente et l'axiome. Quel est le peintre qui penserait autrement ? C'est la nature aussi qui nous prescrit d'obéir aux dons qu'elle nous a donnés. Les miens m'ont induit au rêve; j'ai subi les tour- ments de l'imagination et les surprises qu'elle me donnait sous le ciayon; mais je les ai conduites et menées, ces surprises, selon des lois d'organisme d'art que je sais, que je sens, à seule fin d'obtenir chez le spectateur, par un attrait subit, toute l'évocation, tout l'attirant de l'incertain, sur les confins de la pensée. Je n'ai rien dit, non plus, qui ne fût grandement pressenti par Albert Durer dans son estampe : " La Mélancolie ". On la croirait incohérente. Non, elle est écrite, elle est écrite selon la ligne seule et ses puissants pouvoirs. Grave et profond esprit qui nous berce, là, comme aux accents pressés et touffus d'une fugue sévère. Nous ne chantons après lui que des motifs écourtés, de quelques mesures. L'art suggestif est comme une irradiation des choses pour le rêve où s'achemine aussi la pensée. Décadence ou non, il est ainsi. Disons plutôt qu'il est croissance, évolution de l'art pour le suprême essor de notre propre vie, son expansion, son plus haut point d'appui ou de maintien moral par nécessaire exaltation. Cet art suggestif est tout entier dans l'art excitateur de la musique, plus librement, radieusement ; mais il est aussi le mien par une combinaison de divers éléments rapprochés, de formes transposées ou transformées, sans aucun rapport avec les contingences, mais ayant une logique cependant.

Toutes les erreurs de la critique commises à mon égard, à mes débuts, furent qu'elle ne vit pas qu'il ne fallait rien définir, rien comprendre, rien limiter, rien préciser, parce que tout ce qui est sincèrement et docilement nouveau — comme le beau d'ailleurs — porte sa signification en soi-même. La désignation par un titre mis à mes dessins est quelquefois de trop, pour ainsi dire. Le titre n'y est justifié que lorsqu'il est vague, indéterminé, et visant même confusément à l'équivoque. Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l'indéterminé. Ils sont une sorte de métaphore, a dit Remy de Gourmont, en les situant à part, loin de tout art géométrique. Il y voit une logique imaginative. Je crois que cet écrivain a dit en quelques lignes plus que tout ce qui fut écrit autrefois sur mes premiers travaux. Imaginez des arabesques ou méandres variés, se déroulant, non sur un plan, mais dans l'espace, avec tout ce que fourniront pour l'esprit les marges profondes et indéterminées du ciel ; imaginez le jeu de leurs lignes projetées et combinées avec les éléments les plus divers, y compris celui d'un visage humain ; si ce visage a les particularités de celui que nous apercevons quotidiennement dans la rue, avec sa vérité fortuite immédiate toute réelle, vous aurez, là, la combinaison ordinaire de beaucoup de mes dessins.

Ils sont donc, sans autre explication qui ne se peut guère plus précise, la répercussion d'une expression humaine, placée, par fantaisie permise, dans un jeu d'arabesque, où, je crois bien, l'action qui en dérivera dans l'esprit du spectateur incitera à des fictions dont les significations seront grandes ou petites, selon sa sensibilité et selon son aptitude imaginative à tout agrandir ou rapetisser. Et encore, tout dérive de la vie universelle : un peintre qui ne dessinerait pas verticalement une muraille, dessinerait mal, parce qu'il détournerait l'esprit de l'idée de stabilité. Celui qui ne ferait pas l'eau horizontale ferait de même (pour ne citer que des phénomènes très simples). Mais il y a dans la nature végétale, par exemple, des tendances secrètes et normales de la vie qu'un paysagiste sensitif ne saurait méconnaître : un tronc d'arbre, avec son caractère de force, lance ses rameaux selon des lois d'expansion et selon sa sève, qu'un artiste véritable doit sentir et représenter. Il en est de même de la vie animale ou humaine. Nous ne pouvons pas bouger la main sans que tout notre être ne se déplace, par obéissance aux lois de la pesanteur. Un dessinateur sait cela. Je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l'instinct dans la création de certains monstres. Ils ne relèvent pas, comme l'a insinué Huysmans, des secours du microscope devant le monde effarant de l'infiniment petit.