Les Illusions des théories politiques. (3) Gustave Le Bon

 

    Avant d'expliquer les causes de cette contradiction apparente, rappelons tout d'abord que la Révolution n'eut en réalité qu'un seul théoricien influent, Rousseau. L'action de Montesquieu devint bientôt très faible. Ce dernier cherchait surtout à expliquer des sociétés déjà existantes ; Rousseau, proposait de refaire une société nouvelle. Ce doux halluciné avait cru découvrir que l'homme, heureux à l'état de nature, a été dépravé et rendu misérable par les sociétés. La raison exigeait donc qu'on les refît. Il était également convaincu que le vice essentiel des sociétés c'est l'inégalité et que l'origine du mal social est l'antithèse de la richesse et de la pauvreté. Nécessité par conséquent de changer tout cela en établissant d'abord la souveraineté populaire. C'est précisément ce que ses disciples tentèrent par les moyens énergiques que l'on connaît. Robespierre, Saint-Just et les jacobins cherchèrent uniquement à appliquer les théories de leur maître.

    L'influence de Rousseau ne disparut pas, d'ailleurs, avec la Révolution. Elle est très vivace encore. M. Lanson fait justement remarquer que « depuis un siècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel, l'écrasement des minorités, les revendications des partis extrêmes, la guerre à la richesse et à la propriété ont été dans le sens de son oeuvre. »

    La rapidité avec laquelle se propagèrent les idées de Rousseau au moment de la Révolution est frappante. Nous savons par les cahiers généraux de 1789, ce que la majorité des Français demandait : abolition des privilèges féodaux, lois fixes, justice uniforme, etc. : c'est-à-dire à peu près ce que Napoléon réalisa par son code. La royauté était alors universellement respectée et personne ne demandait à la supprimer.

    Et cependant, trois ans plus tard, les idées de Rousseau énoncées plus haut régnaient souverainement et la Terreur supprimait ceux qui ne les vénéraient pas.

    Il y a donc contradiction évidente entre ce que nous avons dit du peu d'influence des théories déduites de la raison pure sur la marche des événements et l'action si rapide qu'elles exercèrent pendant la Révolution.

    La contradiction paraît s'accentuer encore, si nous considérons que les hommes de chaque âge sont gouvernés par un très petit nombre d'idées directrices qui s'établissent fort lentement et ne deviennent des mobiles d'actions qu'après s'être transformées en sentiments.

 

    La contradiction si nette n'est qu'apparente. Cette évolution rapide des sentiments d'une époque confirme au contraire les lois psychologiques que nous avons posées. Si, en effet, les idées des théoriciens de la Révolution s'implantèrent facilement dans l'âme des foules, ce n'est nullement parce qu'elles apportaient un principe nouveau, mais simplement parce qu'elles donnaient l'appui du pouvoir à des sentiments n'ayant jamais cessé d'exister à l'état latent et à des aspirations que les nécessités sociales peuvent réprimer ou endormir, mais qui ne s'éteignent jamais.

    Le peuple avait toujours accepté la puissance royale et les inégalités de fortune, parce que, maintenues par une antique armature sociale, elles semblaient d'indestructibles nécessités naturelles. Dès qu'il entendit des gouvernants, auxquels le pouvoir suprême donnait un grand prestige, lui affirmer que le peuple était le vrai souverain, que son despotisme devait remplacer celui des rois, que les inégalités de fortune étaient une injustice et qu'on allait lui distribuer les biens de ses anciens maîtres, il devait fatalement adopter avec enthousiasme de telles idées et considérer comme des ennemis dignes du dernier supplice ceux qu'il supposait contraires à leur réalisation. Si, de nos jours, un gouvernement s'appuyant sur l'autorité des philosophes réputés, enseignait que le meurtre et le pillage sont des vertus recommandables, il aurait bientôt un nombre immense de sectateurs. Certes, la pratique de ces doctrines ne durerait pas longtemps car on découvrirait vite, comme il arriva après quelques années de révolution, que l'anarchie ruine et n'enrichit pas. Et alors, toujours comme à cette époque, on chercherait un dictateur énergique capable de soustraire la nation au désordre.

    L'âme simple des foules est trop inaccessible à la genèse des choses pour comprendre que les sociétés ne se refont pas avec des lois. Malheureusement, en France du moins, cette croyance dans Le  Bon, Gustave (1841-1931) : Les Illusions des théories politiques (1910). Moeurs Politiques de Daumier Honoré. Frans leren, Vivienne Stringale pouvoir magique de l'Etat est, depuis la Révolution, encore très répandue chez des hommes instruits. C'est le rêve des socialistes et même celui de tous les partis.

    Un ministre anglais disait récemment en plein Parlement que le grand mérite de la Constitution anglaise était de n'être pas rationnelle. C'est là précisément, en effet, un des motifs de sa force. La faiblesse des innombrables constitutions engendrées par nos révolutions, depuis un siècle, en France, est justement de n'avoir pour base que la raison pure. Cette idée restant incompréhensible à des cerveaux latins, il serait inutile d'y insister ici.

    Bornons-nous à rappeler que les religions, les gouvernements, les actes politiques, en un mot tout ce qui constitue la trame de l'existence d'un peuple, est fondé sur des sentiments et nullement sur des raisons.

    Savoir manier ces sentiments pour influencer l'opinion, voilà le vrai rôle des hommes d'Etat. Les apparences semblent prouver qu'ils agissent souvent par la logique de leurs discours. Tout autre, en réalité, est le mécanisme de la persuasion. Les multitudes ne sont jamais impressionnées par la vigueur des raisonnements, mais par les images sentimentales que certains mots et associations de mots font naître. Les propositions enchaînées par la logique rationnelle servent uniquement à les encadrer. En admettant qu'un discours simplement logique produise une conviction, elle sera toujours très éphémère et ne constituera jamais un mobile d'action.

 

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