Les Illusions des théories politiques. Gustave Le Bon

 

 

LES ILLUSIONS DES THÉORIES POLITIQUES


 

Gustave Le Bon

 

 

    Un épais brouillard entourait le pont jeté sur le fleuve qui divise l'antique cité de Huy, en Belgique, et sur lequel je m'étais arrêté un instant. Derrière l'épais manteau de brume Le  Bon, Gustave (1841-1931) : Les Illusions des théories politiques (1910). Frans leren, Vivienne Stringal'enveloppant s'entrevoyaient des masses monumentales imposantes. C'était pour moi l'inconnu et j'attendis qu'il se dévoilât.

    Soudain, un clair rayon de soleil dissipa les nuages et, dans une vision imprévue, surgirent, séparés par le fleuve, deux mondes, deux expressions de l'humanité dressées en face l'une de l'autre et qu'au premier coup d'oeil on devinait menaçantes, inconciliables et terribles.

    Sur la rive gauche un agrégat d'antiques édifices. Dominant leur ensemble, un gigantesque château fort aux lignes rigides et une majestueuse cathédrale, dont la piété ardente de nombreuses générations avait pendant des siècles lentement festonné les contours. Sur la rive droite, faisant face à ces grandes synthèses d'un autre âge, se développaient les murs nus d'une immense usine de briques grisâtres, surmontée de hautes cheminées, vomissant des torrents de fumée noire sillonnée de flammes.

    A intervalles réguliers une porte s'ouvrait, livrant passage à de longues théories d'hommes hirsutes, couverts de sueur, la mine harassée, l'oeil sombre. Fils d'ancêtres dominés par les dieux et les rois, ils n'avaient changé de maîtres que pour devenir les serviteurs du fer.

    Et c'était bien deux mondes, deux civilisations en présence, obéissant à des mobiles différents, animés d'autres espoirs. D'un côté, un passé déjà mort, mais dont nous subissons les volontés encore. De l'autre, un présent chargé de mystères et portant dans ses flancs un avenir inconnu.

 

    Ils existèrent toujours et plus ou moins hostiles, ces deux mondes, mais des sentiments semblables, une foi commune, comblait souvent l'abîme qui les séparait. Aujourd'hui, foi et sentiments ont disparu, ne laissant debout que l'atavique hostilité du pauvre contre le riche. Libérés graduellement des croyances et des liens sociaux du passé, les travailleurs modernes se révèlent de plus en plus agressifs et oppressifs, menaçant les civilisations de tyrannies collectives qui feront peut-être regretter celle des pires despotes. Ils parlent en maîtres à des législateurs qui les flattent servilement et obéissent à tous leurs caprices. Le poids du nombre cherche chaque jour davantage à se substituer au poids de l'intelligence.

    Ainsi le monde ancien et le monde moderne diffèrent profondément par leurs pensées et leurs modes d'existence. Mais les éléments nouveaux qui nous mènent ne dérivent pas de raisonnements Le  Bon, Gustave (1841-1931) : Les Illusions des théories politiques (1910). Daumier Honoré. Frans leren, Vivienne Stringa abstraits et n'oscillent nullement au gré de nos espérances ou de nos conceptions logiques. Ils sont le résultat de nécessités que nous subissons, et ne créons pas. L'âge actuel ne diffère pas de ceux qui l'ont précédé, par les rivalités et les luttes, car ces dernières naissent de passions qui ne varient pas. La différence réelle porte principalement sur la dissemblance des facteurs qui font aujourd'hui évoluer les peuples. C'est ce point essentiel que je vais essayer de marquer maintenant. Les véritables caractéristiques de ce siècle sont : en premier lieu, la substitution de la puissance des facteurs économiques qui changent souvent à celle de dieux, de rois et de lois qui ne changeaient guère. Secondement, l'enchevêtrement des intérêts entre peuples qui vivaient jadis séparés et n'ayant rien à s'emprunter.

    La vie politique est une adaptation des sentiments de l'homme au milieu qui l'entoure. Ces sentiments varient peu, car la nature humaine se transforme fort lentement, tandis que l'ambiance moderne évolue rapidement, en raison des progrès scientifiques et industriels qui surgissent chaque jour. Quand le milieu se modifie trop vite l'adaptation est difficile et il en résulte le malaise général observé aujourd'hui. Faire cadrer la nature de l'homme avec les nécessités de tout ordre qui l'étreignent et dont il n'est pas maître, constitue un problème sans cesse renaissant et toujours plus ardu.

    A cette première difficulté s'en ajoute une seconde. Les peuples ne sont plus, comme jadis, isolés et à peu près sans relations, commerciales. Aujourd'hui ils vivent les uns des autres et ne pourraient subsister les uns sans les autres. L'Angleterre, entourée d'un mur empêchant l'arrivée des matières alimentaires qu'elle va chercher au dehors et paie avec d'autres marchandises, serait promptement anéantie par la famine.

 

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