Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.32

    D’ailleurs le vin n’est pas toujours ce terrible lutteur sûr de sa victoire, et ayant juré de n’avoir ni pitié ni merci. Le vin est semblable à l’homme : on ne saura jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu’envers nous-mêmes, et traitons-le comme notre égal.

Charles Baudelaire - Les Paradis artificiels, frans leren, Vivienne Stringa. |Odilon Redon

    Il me semble parfois que j’entends dire au vin : — Il parle avec son âme, avec cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits. — « Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liége, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance. Je ne suis point ingrat ; je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu’il t’en a coûté de labeur et de soleil sur les épaules. Tu m’as donné la vie, je t’en récompenserai. Je te payerai largement ma dette ; car j’éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d’un gosier altéré par le travail. La poitrine d’un honnête homme est un séjour qui me plaît bien mieux que ces caves mélancoliques et insensibles. C’est une tombe joyeuse où j’accomplis ma destinée avec enthousiasme. Je fais dans l’estomac du travailleur un grand remue-ménage, et de là par des escaliers invisibles je monte dans son cerveau où j’exécute ma danse suprême.

    « Entends-tu s’agiter en moi et résonner les puissants refrains des temps anciens, les chants de l’amour et de la gloire ? Je suis l’âme de la patrie, je suis moitié galant, moitié militaire. Je suis l’espoir des dimanches. Le travail fait les jours prospères, le vin fait les dimanches heureux. Les coudes sur la table de famille et les manches retroussées, tu me glorifieras fièrement, et tu seras vraiment content

    « J’allumerai les yeux de ta vieille femme, la vieille compagne de tes chagrins journaliers et de tes plus vieilles espérances. J’attendrirai son regard et je mettrai au fond de sa prunelle l’éclair de sa jeunesse. Et ton cher petit, tout pâlot, ce pauvre petit ânon attelé à la même fatigue que le limonier, je lui rendrai les belles couleurs de son berceau, et je serai pour ce nouvel athlète de la vie l’huile qui raffermissait les muscles les anciens lutteurs.

    « Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé. Notre intime réunion créera la poésie. À nous deux nous ferons un Dieu, et nous voltigerons vers l’infini, comme les oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées. »

    Voilà ce que chante le vin dans son langage mystérieux. Malheur à celui dont le cœur égoïste et fermé aux douleurs de ses frères n’a jamais entendu cette chanson !

    J’ai souvent pensé que si Jésus-Christ paraissait aujourd’hui sur le banc des accusés, il se trouverait quelque procureur qui démontrerait que son cas est aggravé par la récidive. Quant au vin, il récidive tous les jours. Tous les jours il répète ses bienfaits. C’est sans doute ce qui explique l’acharnement des moralistes contre lui. Quand je dis moralistes, j’entends pseudo-moralistes pharisiens.

    Mais voici bien autre chose. Descendons un peu plus bas. Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivant, pour ainsi dire, des déjections des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers, le nombre en est immense. J’ai quelquefois pensé avec terreur qu’il y avait des métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation, je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. Le voici qui, à la clarté sombre des réverbères tourmentés par le vent de la nuit, remonte une des longues rues tortueuses et peuplées de petits ménages de la montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de son châle d’osier avec son numéro sept. Il arrive hochant la tête et buttant sur les pavés, comme les jeunes poëtes qui passent toutes leurs journées à errer et chercher des rimes. Il parle tout seul ; il verse son âme dans l’air froid et ténébreux de la nuit. C’est un monologue splendide à faire prendre en pitié les tragédies les plus lyriques. « En avant ! marche ! division, tête, armée ! » Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène ! Il paraît que le numéro sept s’est changé en sceptre de fer, et le châle d’osier en manteau impérial. Maintenant il complimente son armée. La bataille est gagnée, mais la journée a été chaude. Il passe à cheval sous des arcs de triomphe. Son cœur est heureux. Il écoute avec délices les acclamations d’un monde enthousiaste. Tout à l’heure il va dicter un code supérieur à tous les codes connus. Il jure solennellement qu’il rendra ses peuples heureux. La misère et le vice ont disparu de l’humanité !

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Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire