Les Paradis artificiels. Charles Baudelaire.33

    Et cependant il a le dos et les reins écorchés par le poids de sa hotte. Il est harcelé de chagrins de ménage. Il est moulu par quarante ans de travail et de courses. L’âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l’humanité languissante un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le gosier de ses sujets.

Charles Baudelaire - Les Paradis artificiels, frans leren, Vivienne Stringa. |Le char d'Apollon  Odilon Redon

    Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomée, dont le sommeil n’endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poëmes

    Beaucoup de personnes me trouveront sans doute bien indulgent. « Vous innocentez l’ivrognerie, vous idéalisez la crapule. » J’avoue que devant les bienfaits je n’ai pas le courage de compter les griefs. D’ailleurs, j’ai dit que le vin était assimilable à l’homme, et j’ai accordé que leurs crimes étaient égaux à leurs vertus. Puis-je mieux faire ? J’ai d’ailleurs une autre idée. Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu’il se ferait dans la santé et dans l’intellect de la planète un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse que tous les excès et les déviations dont on rend le vin responsable. N’est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites, des imbéciles, c’est-à-dire des hommes ne connaissant ni l’humanité, ni la nature, des artistes repoussant les moyens traditionnels de l’art, des ouvriers blasphémant la mécanique ; — des hypocrites, c’est-à-dire des gourmands honteux, des fanfarons de sobriété, buvant en cachette et ayant quelque vice occulte ? Un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables.

    Qu’on en juge : il y a quelques années, à une exposition de peinture, la foule des imbéciles fit émeute devant un tableau poli, ciré, verni comme un objet d’industrie. C’était l’antithèse absolue de l’art ; c’est la cuisine de Drolling ce que la folie est à la sottise, les séides à l’imitateur. Dans cette peinture microscopique on voyait voler les mouches. J’étais attiré vers ce monstrueux objet comme tout le monde ; mais j’étais honteux de cette singulière faiblesse, car c’était l’irrésistible attraction de l’horrible. Enfin, je m’aperçus que j’étais entraîné à mon insu par une curiosité philosophique, l’immense désir de savoir quel pouvait être le caractère moral de l’homme qui avait enfanté une aussi criminelle extravagance. Je pariai avec moi-même qu’il devait être foncièrement méchant. Je fis prendre des renseignements, et mon instinct eut le plaisir de gagner ce pari psychologique, j’appris que le monstre se levait régulièrement avant le jour, qu’il avait ruiné sa femme de ménage, et qu’il ne buvait que du lait !

    Encore une ou deux histoires, et nous dogmatiserons. Un jour, sur un trottoir, je vois un gros rassemblement ; je parviens à lever les yeux par-dessus les épaules des badauds, et je vois ceci : un homme étendu par terre sur le dos, les yeux ouverts et fixés sur le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes seulement, l’homme à terre lui répondant des yeux seulement, tous les deux ayant l’air animé d’une prodigieuse bienveillance. Les gestes de l’homme debout disaient à l’intelligence de l’homme étendu : « Viens, viens encore, le bonheur est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n’avons pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes pas encore au plein-mer de la rêverie ; allons, courage, ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée. »

    Tout cela plein de vacillements et de balancements harmonieux. L’autre était sans doute arrivé au plein-mer d’ailleurs, il naviguait dans le ruisseau), car son sourire béat répondait : « Laisse ton ami tranquille. La rive du chagrin a suffisamment disparu derrière les brouillards bienfaisants ; je n’ai plus rien à demander au ciel de la rêverie. » Je crois même avoir entendu une phrase vague, ou plutôt un soupir vaguement formulé en paroles, s’échapper de sa bouche : « Il faut être raisonnable. » Ceci est le comble du sublime. Mais dans l’ivresse il y a de l’hyper-sublime, comme vous allez voir. L’ami toujours plein d’indulgence s’en va seul au cabaret, puis il revient une corde à la main. Sans doute il ne pouvait pas souffrir l’idée de naviguer seul et de courir seul après le bonheur ; c’est pour cela qu’il venait chercher son ami en voiture. La voiture, c’est la corde ; il lui passe la voiture autour des reins. L’ami, étendu, sourit : il a compris sans doute cette pensée maternelle. L’autre fait un nœud ; puis il se met au pas, comme un cheval doux et discret, et il charrie son ami jusqu’au rendez-vous du bonheur. L’homme charrié, ou plutôt traîné et polissant le pavé avec son dos, sourit toujours d’un sourire ineffable.

    La foule reste stupéfaite ; car ce qui est trop beau, ce qui dépasse les forces poétiques de l’homme, cause plus d’étonnement que d’attendrissement.

   Il y avait un homme, un Espagnol, un guitariste qui voyagea longtemps avec Paganini : c’était avant l’époque de la grande gloire officielle de Paganini.

    Ils menaient à eux deux la grande vie vagabonde des bohémiens, des musiciens ambulants, des gens sans famille et sans patrie. Tous deux, violon et guitare, donnaient des concerts partout où ils passaient. Ils ont erré ainsi assez longtemps dans différents pays. Mon Espagnol avait un talent tel, qu’il pouvait dire comme Orphée : « Je suis le maître de la nature. »

    Partout où il passait, raclant ses cordes, et les faisant harmonieusement bondir sous le pouce, il était sûr d’être suivi par une foule. Avec un pareil secret on ne meurt jamais de faim. On le suivait comme Jésus-Christ. Le moyen de refuser à dîner et l’hospitalité à l’homme, au génie, au sorcier, qui a fait chanter à votre âme ses plus beaux airs, les plus secrets, les plus inconnus, les plus mystérieux ! On m’a assuré que cet homme, d’un instrument qui ne produit que des sons successifs, obtenait facilement des sons continus. Paganini tenait la bourse, il avait la gérance du fonds social, ce qui n’étonnera personne.

    La caisse voyageait sur la personne de l’administrateur ; tantôt elle était en haut, tantôt elle était en bas, aujourd’hui dans les bottes, demain entre deux coutures de l’habit. Quand le guitariste, qui était fort buveur, demandait où en était la situation financière, Paganini répondait qu’il n’y avait plus rien, du moins presque plus rien ; car Paganini était comme les vieillards, qui craignent toujours de manquer. L’Espagnol le croyait ou feignait de le croire, et, les yeux fixés sur l’horizon de la route, il raclait et tourmentait son inséparable compagne. Paganini marchait de l’autre côté de la route. C’était une convention réciproque, faite pour ne pas se gêner. Chacun étudiait ainsi et travaillait en marchant.

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