Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 20

 

    Je passais toute cette après-midi d'abord à jouer avec M lle Renée, désormais ma grande amie bien que je sois assez froid d'ordinaire avec les enfants, mais celle-ci est si gentille qu'elle force en quelque sorte la caresse et l'espièglerie que tous les braves gens ont en eux. Puis nous visitâmes la si curieuse habitation de l'artiste.

    C'est une maison de campagne à l'anglaise avec les bois de construction visibles et peints en rouge terne d'un effet très pur sur le blanc grumeleux des murs. O charme ! à l'anglaise encore elle n'est pas géométriquement régulière. On entre par une porte pas centrale. A droite, c'est une mignonne terrasse pleine de fleurs, à gauche le mur tout sec. Derrière, au fond de la salle à manger vue jusqu'à l'horizon, sortie sur le jardin entouré de prairies dont je ne puis juger par ce novembre qui commence à devenir méchant. O les arbres le long du canal ! Des squelettes noirs, lugubrement chanteurs qu'eût pu conseiller le monsieur si plaisant de la veille ! Fini le convoi somptueux or et rouge, aux lumières non voilées. C'est le service funèbre en noir, un fameux service funèbre qui en a pour trois mois et plus à se psalmodier ! ...

    Dès l'antichambre on ne se sent “ pas chez un bourgeois ”. Tout l'ameublement de cette pièce est original, il n'y a pas jusqu'à un porte-cartes qui ne m'ait diablement intrigué : c'est tout bonnement un éclat de bambou incisé en travers. L'escalier de bois, à la rampe noir et rouge nous mène dans d'autres chambres — où je n'ai pas pénétré.

    J'ai suffisamment décrit la jolie salle à manger ainsi que le serin qu'on a entrevu et entendu plus haut dans ce livre.

    Le salon, merveille de bon goût artistique c'est-à- dire peu d'ordre, mais mieux. De la profusion bien, pas une place libre aux murs, occupés par de magnifiques porcelaines anciennes du Japon, blanches, rouge et or, des estampes d'Outamaro, des bronzes, des laques d'Orient. Ajoutez à cela les tapis précieux.

 

— En ce salon où déjà depuis mon arrivée, j'ai fumé tant de cigares, bu, après le café le schiedam national et le curaçao qui n'est pas là-bas l'horreur sucraillée qu'on boit à Paris communément, sous ce nom illustre, feuilleté avec mon amie Renée ses beaux albums japonais bleus, rouges, jaunes, avec vues de villes et de campagne, leurs personnages grimaçants et gracieux — en ce salon, dis-je — qu'Edgard Poe troquerait bien vite contre celui, si froid, du Cottage Landor (un caprice de haut dandysme), dans ce salon l'ennui n'est pas possible. Le souci même, le chagrin, la maladie morale ou physique s'y édulcoreraient et le plus misanthrope y perdrait son latin d'absoute !

    Bref, un bijou de maison d'artiste, admirablement située, admirablement meublée.

    Cependant le temps passe. Il s'agit de Leyde et de ma conférence là-bas. C'est un centre universitaire. Un peu de latin siérait. Non, c'est suranné. Allons-y donc de la docte cité. Et je marque dans mes bouquins de nouvelles pages, et comme il paraît qu'un professeur local a dit qu'il ne comprenait pas qu'on reçut avec égard un voyou comme moi, je pris dans mon œuvre en prose un morceau où ce mot se trouvait, afin de la bien lancer à la tête du bonhomme s'il se trouvait là, à son ... dos, au cas contraire.

    Je puisai un peu partout dans mes poésies. Je risquai même une certaine quantité de pièces ici relativement lisibles de Parallèlement. Je me proposai de parler encore un peu plus en détail qu'à La Haye, des questions techniques, vers libres, décadents, symbolistes, romans, — toutes choses un peu fastidieuses pour moi ... qui sais que toutes ces dénominations, bien plus encore que classiques et romantiques en 1830 — époque de foi ! sont de la ... pure fumisterie doublée du plus intransigeant enfantillage.

    — Le chien et loup tombe. On expédie le dîner. Le départ est à sept heures et demie. Adieu pour trois ou quatre jours, car après Leyde, Amsterdam, Hélène-Villa et miss Renée ! Un clair de lune se lève qui me promet un beau voyage ... à travers les portières — et des vues encore — inédites peut-être de Hollande !

    Nous nous embarquons donc, Zilcken, Bauer, Toorop pris en route et moi, vers sept heures pour Leyde. Je reste taciturne à cause de la lune qui me détaille comme exprès les moindres objets sur la route.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE