Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 21

 

La campagne est la môme que celle vue un peu après Roosendael : de la verdure par tranches, des canaux qui pourraient s'appeler des ruisseaux s'ils n'étaient droits et d'un parallélisme parfait avec des bandes de terre, leur rivage et le nanan de belles et bonnes vaches qui doivent s'y faire moins de bile que de bon lait, et des moulins à vent à l'horizon. Mais la lune ne serait pas la sorcière, l'incantatrice qu'elle est si elle ne jetait son fantastique et son erreur sur ce paysage tout réel et tout humain, du moins d'hommes ... Hollandais ! Les petits canaux sont autant d'immenses nappes longues de fer-blanc reluisant cruellement, et les petites prairies, les partielles prairies, disais-je peut-être mieux, semblent de l'eau à qui les nuages passant prêtent des rides et des flots.

    Quelques villages dont les toits tout rouges font plutôt pâle mine dans la lumière neigeuse qui les enveloppe.

    Et ces illusions (mes deux voisins sont, en hollandais, dans le feu d'une discussion artistique) me mènent jusqu'à Leyde où plusieurs jeunes gens nous attendent, de qui plusieurs entrevus à La Haye, me paraît-il (car mes yeux, déçus par les traits de cette Phœbé qui est Séléné, qui est Artemis, sont encore tout au prestige de “ Notre Dame la lune ”, comme intitulait un de ses livres le si regretté Jules Laforgue).

Nous montons dans des voitures et traversons une ville morte... mais morte au champ d'honneur, comme Versailles ! comme Paris lui-môme en bien des points de vue — et rien ne m'en fera démordre.

    Nous traversons une foule de ponts — et j'apprends — ô études françaises de géographie ! que c'est le Rhin, mais un Rhin modeste, tout petit, qui circule ainsi avant d'aller mourir un peu plus loin. Vers Leyde en effet, il se subdivise en beaucoup de branches qui perdent son nom. — Symbole... dont je vous épargnerai les développements, soyez tranquilles. J'ai bien assez de mon symbolisme à moi, — j'entends, grands dieux, non pas le mien qui n'a jamais existé, — je veux dire celui, feu d'ailleurs, de Jean Moréas aujourd'hui chef de l'École romane. Ce sacré, les anglais diraient  bloody  symbolisme dont je dois encore parler ici.

 

    La ville, autant que je puis en juger par le clair de lune contrarié en cette ville dentelée à la Flamande, pignons pointus ou en sauts de moineau (je crois que c'est le terme propre pour en escalier ou à gradins et autres expressions destinées à rendre cette partie de l'architecture flamande si particulière ... En tout cas il est plus joli et plus vrai — la ville a des rues larges, plutôt sombres.

    L'hôtel de ville devant lequel nous passons au galop m'a paru baroque, on dirait du moins à vue de nez comme cela, d'une pagode très compliquée.

    Je suis redevable, quelques instants après, à ce baroque hôtel de ville d'un grand plaisir. Comme je mettais en ordre les notes pour ma conférence, j'entendis pour depuis bien longtemps un vrai carillon flamand. Quelle chose exquise et comme pieuse et gaie et en quelque sorte, vaillante que ces trilles délicieusement changeants ! Je n'ai jamais compris que dans notre Flandre française, en possession pourtant de trois beaux hôtels de ville gothiques, ce que l'on appelle le carillon consiste en l'égouttement agaçant et plat d'un air de foire et d'un vieil air déplorablement épelé ? Tels La ducasse d'Arreau, En voyant Lafayette, Turlututu, Gayant qui ... Batelier, dit Lisette ... Pour nous dédommager, nous avons à Paris celui de la mairie du 1er arrondissement qui ne fonctionne pas et celui du Figaro qui n'envoie que quatre ou cinq notes du Barbier. Il y a bien des questions comme cela en France, pays charmant, mon pays, mais hélas ! tout épris de la fausse bâtisse romane, des alignements antihygiéniques où le courant d'air règne et gouverne, où le crottin vole et pue ! et des laideurs qui déshonorent Paris et les villes, riches pourtant de monuments si beaux.

“ Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ? ”

    Nous brûlons le pavé et mettons pied à terre pour entrer dans un somptueux local où nous sommes reçus par toute une jeunesse dont la physionomie respire la plus grande et aussi la plus gaie sympathie.

    Bon augure. J'entrevois le salon, autant que je me le rappelle, tendu de gris, plein de lumières où je dois parler. En attendant de magnifiques laquais font circuler des boissons diverses.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE