Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 22

 

Je bois un grog chaud. — Où est mon œuf ? Pas d'œuf. Bah! à la guerre comme à la guerre. Et je pénètre dans le salon, très garni, beaucoup déjeunes gens, quelques dames, — et par-ci par-là quelques têtes grisonnant, qu'on me dit être des professeurs “ ralliés ”.

    N'importe ! quand dans le cours de ma conférence, la même à peu de chose près que ma seconde à La Haye, j'en arrivai au passage en prose où se trouve “ voyou ”, je prononçai fortement ce mot qui eût un retentissement prodigieux. Naturellement la conférence se perdit dans une ovation presque orageuse !

    Mais Amsterdam m'attend. Nous prenons congé de ces messieurs et de plusieurs dames restées ; fouette cocher ! et nous voici dans une brasserie tout près de la gare — nous avons une grosse demi-heure devant nous, et dans l'intervalle doit stopper à Leyde un train venu d'Amsterdam ; une minute ou deux après l'entrée en gare, arrive une petite délégation conduite par Mr. Tak — un type !

    Enfin, voici un hollandais comme on se les figure en France, et en Europe, je pense. Grand, gros, l'air réjoui, fumant une pipe énorme.

    P. L. Tak a longtemps étudié à Leyde ; y a mené grand bruit comme joyeux compagnon. A vécu à Paris et parle admirablement le français. S'est lancé dans le journalisme où il fait figure. Il était il y a quelque temps rédacteur d'une feuille radicale d'où il sortit parce que ses idées tendaient plutôt vers le socialisme. Pas très positif, mais beaucoup de bon sens, excellent ami, populaire dans les cafés des modernes, actuellement rédacteur politique du “ Nieuwe Gids ” (Nouveau Guide) un journal d'avant-garde littéraire, artistique ... et politique.

    Après quelques bitters-schiedam bus et quelques batavias expédiés, nous levons le siège, Toorop, Tak et ses compagnons. Zilcken reste attendant le prochain train pour La Haye, et nous nous enfournons, pour en faire une terrible tabagie, dans un de ces bons wagons si confortables de première, que notre compagnie du Nord ferait si bien de plagier un peu.

 

    Quels bons wagons que ceux de première classe en Hollande ! Sièges larges, commodes, et, chose inappréciable en hiver, pas de ces “ machins ” en métal sur lesquels le pied n'a pas d'assiette et que des employés brutaux retirent brusquement de dessous vous pour vous en ... lancer d'autres à peu près aussi tièdes au cri joyeux (pour eux !) de : “ Gare les pieds ceux qui en ont ! ” Ici le train est chauffé par la vapeur même de la locomotive, probablement concentrée dans de vastes tuyaux : toujours est-il qu'à quelque place que vous mettiez vos jambes, vous sentez une chaleur douce et qu'il règne dans la voiture une atmosphère de chez-soi confortable au lieu de ces courants d'air, de ces odeurs d'eau qui forment l'apanage de nos meilleures places en chemin de fer. Un brouillard qui s'est élevé obstrue le clair de lune qui perce pourtant encore un peu, comme la lanterne du palefrenier jette à travers la buée de l'écurie une lueur quasiment suffisante. D'un côté, je perçois au loin, me semble-t-il, comme de longues lames d'eau, — telles d'immenses épées agitées dans un jour faux, d'autre part autant que le brouillard de plus en plus épaissi me permettait de discerner, une campagne dense, aux villages nombreux. Tak, qui est une encyclopédie vivante en même temps qu'un causeur charmant, m'apprend que les lames brillantes sont des canaux, et que la campagne florissante et peuplée dont je vois à peine la forme c'est ... le lac de Haarlem.

    Voici une explication sommaire bien à l'honneur des Hollandais — nos presque contemporains. Le lac primitif de Haarlem ne tarda pas, dès des temps très anciens à fusionner avec d'autres petits lacs et les inondations successives de la mer, dans ce pays alors sans digues donnèrent une énorme extension à cette masse d'eau en nappe dont la circonférence n'était pas moindre, au XVIIᵉ siècle, de quarante-quatre kilomètres. Ce lac ou plutôt cette mer comme on disait dans ces temps-là, mer en effet, où des flottes de soixante-dix vaisseaux s'étaient livré bataille, cette mer, dis-je, souvent débordait et chaque fois les ravages étaient considérables. Mais en 1836, Leyde fut inondée furieusement et menacée de périr. On craignit fort pour Amsterdam et toute la Hollande en général. Alors (1839) les États Généraux (qui sont le Parlement de ce pays) prirent une suprême décision. Le dessèchement du lac ou plutôt de la mer fut voté haut la main et le gigantesque travail était achevé et parachevé au bout de trente-neuf mois ! Et à la place de cette eau terrible florit aujourd'hui cette campagne que nous distinguons à peine.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE