Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 23

 

    Haarlem ! Une ou deux minutes d'arrêt, et cette fois, pour Amsterdam !

    Dès en sortant, on passe sur un magnifique pont métallique, me dit Tak, car le brouillard est devenu intense, qui traverse la Spaarne. Après quoi, c'est encore la campagne qui a remplacé victorieusement le lac de Haarlem et les eaux de l'Y. Une éclaircie, quelque quart d'heure après nous montre un majestueux fouillis de moulins à vent qui dans la nuit semblent autant de mâts aux voiles déployées plongeant et replongeant dans l'eau. Ces moulins, par suite d'un mouvement tournant du chemin de fer, deviennent tout à fait visibles : ils sont très élevés et affectent des formes non inélégantes. Ici c'est une tourelle, là c'est un phare, là c'est un clocher ...

Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande, Lettres à un ami.   Johan Thorn Prikker  Brieven  Philippe Zilcken  Souvenirs la Revue Blanche 1896. Frans leren, Vivienne Stringa
 

    Et l'on entre en gare d'Amsterdam. Une immense construction de fonte belle dans sa sévérité, qui ne prend jour que par des vitres latérales ... Nous descendons et trouvons tout un groupe à la tête duquel Kloos, et n'avons, car le brouillard s'est changé en forte bruine, que le temps de grimper dans des voitures qui nous attendaient ... Avant de m'engoufîrer dans un de ces d'ailleurs très confortables fiacres comme j'en souhaite à mon cher pays, je m'écrie à la vue d'un énorme édifice qui domine toute l'entrée de la ville : Qu'est-ce ? Talc me répond : l'église des Jésuites. Déjà, à Roosendael, sur la frontière même, j'avais remarqué, tout près de la gare une belle construction toute neuve, élégante et riche d'aspect : collège de Jésuites ! Et je puis dire que la première personne que j'aie croisée sur la plateforme de la petite gare, c'est un personnage en soutane et, comme dans les trois quarts des pays même catholiques, sauf en France et en Belgique, coiffé d'un haut de forme un peu court à bords plats : un Jésuite !

    Mais cela m'induirait à de trop longues considérations philosophiques et autres ; nous laisserons les révérends Pères à leurs affaires et reviendrons aux nôtres, sans doute futiles auprès des leurs. Mais je ne suis qu'un pauvre artiste resté tout simple, redevenu catholique pour la doctrine, et non un casuiste.

    Nous “ frétons ” trois “ sapins ” et nous traversons tout un Amsterdam de nuit très lumineux. En m'éloignant je jette un dernier coup d'œil sur la gare qui présente un coup d'œil grandiose avec son illumination de gaz et d'électricité. Nous passons tant de canaux sur que de ponts que je renonce à les énumérer même de mémoire ou approximativement ! Enfin, nous enfilons une longue avenue qui m'a l'air plantée d'arbres et bordée de constructions publiques et officielles, théâtres, musées, etc.

    Finalement nous arrivons. Ici je suis encore tenté de retomber dans quelques considérations sur la vitalité des sociétés spéciales et des races longtemps et injustement persécutées. De même que les Jésuites d'après des estampes vues jadis se trouvaient, il y a un siècle ou deux, pourchassés, jetés dans les canaux, arquebuses, dans ce même Amsterdam où ils dressent aujourd'hui leur emphatique basilique, — de même les Juifs, longtemps réduits aux prêts usuraires et punis de ce fait, atrocement, sans pitié, par leur clientèle de rois et parfois, d'évêques et de papes, aujourd'hui sont partout, aux places les plus honorables, tenues par eux le plus honorablement qu'il soit !!

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE