Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 25

 

    On attend Tak qui vient à l'heure convenue. Il annonce l'intention de m'emmener promener puis déjeuner en ville. J'acquiesce tout naturellement, m'habille et tout en m'habillant constate par la fenêtre de ma très belle chambre que l'aspect postérieur des maisons ici a incontestablement quelque chose de très, de presque trop londonien. Des petites cours resserrées, où flottent, se nettoient au sable, se secouent et s'aèrent maints objets ménagers, peu “ suggestifs ”, ou plus que de droit. Ceci pour la rangée de maisons d'en face qui semblent appartenir à une plutôt médiocre rue parallèle à celle de Witsen, où, dans les cours, il y a des arbres où ne pendent aucuns linges, et de l'espace que n'encombrent ni poteries ni ferblanteries culinaires, ni édredons au frais.

    Mais je suis prêt, et après avoir pris congé, jusqu'après ma conférence, de mon bote, et de quelques amis et — je crois bien — confrères d'Israëls et de Witsen, nous partons, Tak et moi. Ma nouvelle résidence est située tout au bout de la ville en face d'un parc en ... construction. Nous tournons à droite passons devant une église toute neuve, vaguement gothique en briques roses au

“ Clocher silencieux montrant du doigt le ciel. ”

     Là nous allons, après avoir laissé sur notre gauche un cimetière où l'on n'enterre plus, planté de beaux vieux arbres, encore à moitié feuillus (derniers bienfaits des morts, qui, dame ! font ce qu'ils peuvent) jusqu'à un bureau de poste commode et clair où j'envoie un télégramme — toast au banquet mensuel de la Plume dont je suis un habitué. Nous montons ensuite en un petit tramway vert clair tout mignon qui nous conduit, à travers d'abord l'allée d'hier soir qui est bien en effet bordée de théâtres sans doute populaires, de cafés-concerts, de “ restauraties ”, — aussi du jardin zoologique qui m'a l'air magnifique, avec cette inscription ou à peu près, bien digne d'un pays de tels peintres d'animaux :

NATURAE ARTIUM NUTRICI.

    Car ces indéniables et quasi sans mélange septentrionaux adorent le latin lapidaire — et au fond ont raison, maintenant une tradition !

 

Puis ce sont les canaux. Tous ceux que nous traversons dans notre léger véhicule sont encombrés de bateaux de toute sorte, puis c'est l'Amstel et l'Y, majestueux avec jusqu'à des bateaux de guerre dans leurs ondes par moment gonflées par la mer toute proche. Car vous savez que la Hollande est depuis des vingtaines d'années en guerre dans les Indes avec des “ indigènes ” excellemment armés, — et en observation du côté des Russes et des Anglais, voisins aux coudes pointus. Même nous voyons passer un régiment de vétérans allant s'embarquer, — en tenue sombre de campagne — bonnet de police aussi, plantés droit mais un peu en arrière. Ils n'ont rien de commun, ces chevronnés, avec les jolis godelureaux de La Haye. Leur moustache

“ pend, comme de vieux drapeaux. ”

et si leur cœur bat pour quelque belle, gageons que, indépendamment des amours vénales de garnison, c'est pour quelque noire ou métisse gaillarde de par là.

    Le tramway-mouche nous arrête enfin sur la place du Dam (ou de la Digue) point central de la ville. Je n'admire pas beaucoup une fontaine, ou quelque chose y ressemblant “ monumentale ” commémorant j'ai oublié quoi, — je ne m'extasie pas non plus trop, après cet immense défilé d'architecture privée, délicate, bizarre, paradoxale parfois, brique soutenue de pierre parfois peinte en blanc et ces toits paradoxalement pointus ou à degrés sans nombre et cette gaieté de l'ensemble, sur le palais datant du XVIIe siècle, devenu royal sous Louis Bonaparte — maintenant, je crois, purement municipal, lourde construction rouge-noir sans rien pour elle que sa masse. Tak me dit que ce palais possède la plus vaste salle de danse du monde ; ça me fait une belle jambe ! (Car il faut que vous sachiez, en courant, si je ne vous l'ai déjà confié, que j'ai, suite d'un rhumatisme d'il y a sept ans, une jambe aux trois quarts ankylosée.)

    Mais Tak, après s'être procuré d'une dame en kiosque, les journaux français ... de la veille, m'entraîne dans une rue assez étroite, très passante, nommée rue aux veaux (Kalverstraat) aux magasins brillants, étalages plutôt confus et riches comme à  Londres, qu'épars malignement à la parisienne qui est la meilleure façon, aux mille attraits urbains.

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE