Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande. 26

 

Déjà je baguenaudais, je flânais le nez dans les glaces, quand Tak me dit : “ Ce n'est pas tout ça. Nous avons un rendez-vous non loin. Encore un pas et nous y sommes. ”

    Et nous pénétrons dans un bodega très bien où l'on trouve deux journaux français, l'Amusant et le Journal pour rire ! Nous y trouvons Kloos et d'autres amis de la veille que nous quittons après un bout de conversation et une “ goutte ” de schiedam-bitter. Cette fois où allons-nous ? Dans un établissement que notre langue moderne n'a qu'un terme, un peu argotique pour qualifier, épatant : le grand café-restaurant monstre fleuri jusqu'au comble de chrysanthèmes de toute beauté, aux murailles qui sont de gigantesques miroirs, aux garçons — habit noir, cravate blanche (juste la tenue que je n'ai pas, d'un conférencier sérieux) sans nombre. Nous trouvons enfin une salle à manger des plus gaies et des plus confortables où le déjeuner le plus “ fin ” nous est servi. Nous prenons le café dans un endroit où il est permis de fumer, et nous repartons pour nous acheminer, en fiacre, à travers le quartier des Juifs, très misérable et très somptueux, où l'on voit dans les rues latérales d'affreux visages et des faces merveilleuses. Une inscription sur une maison assez bien apprend au passant que Rembrandt, d'ailleurs né à Leyde, dans un moulin, a logé ou est mort là. — Une voiture nous mène après un tour formidable où défile devant moi un Amsterdam varié à linfini, dans une taverne érigée en l'honneur de Rabelais, dont la trogne rit sur un panneau. Là nous retrouvons Toorop qui désormais ne nous quittera plus, et nombre de jeunes gens, étudiants et artistes, qui m'accueillent d'une façon inoubliablement charmante. Mais je pense à ma conférence. Bah ! comme au fond c'est la même que là-bas et que sur le pressant désir de l'auditoire, celle-ci devra surtout consister en citations de moi, rien de plus facile, on fera cela après dîner.

    — Déjà parler de dîner, bone Deus ! Nous tuons le temps en buvant moult et en fumant prou. Et l'on va tout de même dîner, à trois cette fois, dans le même établissement géant que le matin, dans la même claire salle à manger, toute trop blanc et or. Quel repas ! que d'huîtres ! (les Hollandais les mangent au citron et boivent indifféremment en les gobant du vin rouge ou blanc). — De bière “ nationale ” nulle trace. Il y en a pourtant, mais je n'en suis pas curieux, toute bière me grise très vite. Sans plus nous attarder à la moutarde, surtout après dîner, — nous pénétrons, après une petite course, dans un salon somptueux où le comité d'Amsterdam m'attend.

 

Poignées de main, encore un coup de schiedam. Un étudiant me prévient qu'à Amsterdam les publics de conférence n'applaudissent pas. Mais quelle surprise m'attendait ! A mon entrée dans une salle très somptueuse, admirablement peuplée de dames, de jeunes gens et de quelques figures professorales, un peu renfrognées qui devaient se dérider un peu sur la fin, — à mon entrée, dis-je, dans la salle, tout le monde se leva. C'était raffiné, ça m'alla droit au cœur et ce fut plein d'une délicieuse émotion qu'ayant gravi les degrés de la tribune je rendis en trois saluts l'hommage vraiment délicat dont le pauvre conférencier en simple veston, boiteux, pas beau, venait d'être l'heureux, si heureux objet.

Après le petit “ flourish ” à propos des beautés architectoniques, de l'histoire illustre de la ville ... et des vertus et qualités ou tout petits défauts de ses habitants des deux sexes, petit “ flourish ”, coup de clairon, fioriture de trompette indispensable selon moi à tout conférencier-lecteur un peu poli parlant dans un pays étranger, plus indispensable, à mon sens, que l'habit noir et la cravate blanche si cruellement exigés à Paris et autres lieux et dont je me passais d'ailleurs sans scandaliser mes auditeurs qui se disaient peut-être (au fait!) “ c'est sans doute la mode en France ” (ô candeur !), après, dis- je, le salut poli, tout français du bon temps que je récitai de mon mieux, je prévins mon public que la première partie serait consacrée à l'analyse de quelques ouvrages contemporains et que la seconde comporterait une légère autobiographie non sans citations de mes propres œuvres, vers et prose. Le tout alla à ravir, j'expliquai, sans blâme aucun ni approbation que partielle, ce que c'était que l'école romane : le commencement d'un effort vers le vieux, le pur français, effort très noble, très intelligent, mais un fleuve remonte-t-il à sa source ? et — car on remonte les fleuves, et c'est ce que font vaillamment, bellement, ces messieurs, — le suintement qu'est une source, pour être plus pur, plus salin, plus minéralement savoureux, vaut-il vraiment la peine d'être préféré à “ l'extension ”, dirait l'anglais, le français, ce français moderne, si conspué sans l'être par les romans, dit mieux “ l'expansion ”. — Et je terminai poliment par ce mot shakespearien : “ Question ! ” après cinq ou six citations à l'appui de mon dire.

    La seconde partie, je n'en parle pas ... J'aurais voulu lire un peu d'inédit, car je ne connais rien (j'aurais fait un détestable comédien), d'assommant, de fastidieux, d'embêtant pour encore user de ce maudit français, moderne, comme de redire pour la dixième, pour la vingtième fois des vers parus il y a longtemps, il y a plus longtemps encore, qu'on ne sent plus comme avant ...

PAUL VERLAINE. QUINZE JOURS EN HOLLANDE