Redon À soi-même (48)

Je le déclare souvent à de jeunes artistes pour les éclairer sur ce qu'ils trouveront de bon dans la vieillesse, s'ils ont la sagesse et la probité de rester toujours eux-mêmes, c'est-à-dire de ne cultiver que la fleur de leur propre jardin, fleur unique, humble ou luxuriante, mais qui sera toujours la marque de leur maîtrise. Je crois avoir, autrefois plus que maintenant, donné dans des dessins et des lithographies, des expressions humaines et variées ; je les ai même, par fantaisie permise, portées dans le monde de l'invraisemblable, en des êtres imaginaires que j'ai tâché de rendre logiques avec la logique de la structure des êtres visibles. Mais je sens bien qu'à leur endroit ce mot humanisme ne peut point être appliqué. Qu'exprime-t-il donc sous votre plume? J'entends humanisme à propos d'une œuvre d'art. En quelques lignes vous pouvez m'édifier.

(Cette lettre ne reçut aucune réponse.)

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Comme il serait doux de vieillir, si le cours des années tarissait en nous la source des douleurs ! Mais non. Sur la pente que nous descendons, nous avons un compagnon trop fidèle : le cœur ne nous quitte pas. Il décrit avec nous l'inverse d'une spirale, il se rapproche d'un point de plus en plus noir, qui est la fin, la fin inéluctable.

Que fera-t-il là, l'insatiable?

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1912. — Il suffit de se boucher les oreilles dans une salle de concert pour se croire dans une maison de fous. Avec un sens de moins, vous assistez à une fantasmagorie incompréhensible. Pareillement dans l'art, l'homme de génie quel qu'il soit, avec un sixième, un septième sens danse devant des sourds, parle à des muets, peint pour des aveugles, et l'effet qu'il produit est absurde. Que ceci console l'artiste de sa condition étrange et fatale de ne paraître au milieu des autres que pour produire un éclat de rire. Il porte la folie qui va se gagner, elle est l'avènement d'un sens nouveau qui va naître chez ceux qui le regardent et le dénigrent : accroissement de vie, même à l'insu de ceux qui ne la connaissent pas encore.

« Des fleurs presque théoriques asservissant l'aspect visuel à l'impression globale qu'a prise la pensée ». C'est peut-être vrai, sauf l'idée de théorie.

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En tous cas, cette appréciation contrôle et spécifie quelques-uns de mes travaux. Il se peut qu'à mi-route de la réalisation, un aide subit de ma mémoire m'ait quelquefois contraint à un arrêt de certains ouvrages pour le résultat dit ici, les trouvant formulés et organisés à ma guise : fleurs venues au confluent de deux rivages, celui de la représentation, celui du souvenir. C'est la terre de l'art même, la bonne terre du réel, hersée et labourée par l'esprit. J'ai bien des fois, par exercice et pour ma nourriture, peiné devant l'objet jusqu'aux menus accidents de son apparence visuelle ; mais la journée me laissait triste, dans un inassouvissement. Et je laissais le lendemain couler l'autre source, celle de l'imagination par le rappel des formes, et j'étais alors rassuré et apaisé. La critique d'art n'est pas créatrice. On peut la tolérer chez des êtres pensifs, sensibles, capables de s'objectiver particulièrement ; des êtres doués d'une allégresse communicative et ardente qui reflétera, par amour et admiration, quelque chose de la beauté qu'ils aiment : flamme jaillie du foyer divin qui gagne en étendue et suscite d'autres flammes. Mais le commentaire, le commentaire pur, n'a d'excuse que s'il refond les principes sans cesse, toujours nouvellement, à chaque frisson d'un art nouveau. Il doit proclamer les découvertes.

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Une enquête sur la vie des peintres ? Et pourquoi ? Croirait-on trouver là des révélations qui leur apporteraient la justice ! A quoi bon. L'artiste vient à la vie pour un accomplissement qui est mystérieux. Il est un accident. Rien ne l'attend dans le monde social. Il naît tout nu sur la paille sans qu'une mère ait préparé ses langes. Dès qu'il donne, jeune ou vieux, la fleur rare de l'originalité — qui est et doit être une fleur unique — le parfum de cette fleur inconnue troublera les têtes et tout le monde s'en écartera. De là, pour l'artiste, un isolement fatal, tragique même ; de là, l'irrémédiable et triste inquiétude qui enveloppe sa jeunesse et même son enfance et qui le rend farouche quelquefois jusqu'au jour où il trouvera par affinité des êtres qui le comprendront.