Redon À soi-même (68)

Il en connaît toutes les ressources et toutes les ruses. Porté par son propre tempérament aux recherches les plus subtiles et les plus raffinées, et aussi par une conscience rigoureuse, on peut dire que ses eaux-fortes ne sont qu'une longue suite d'essais tentés sous le désir incessant d'approcher de la perfection. Aussi quelle variété, quelle souplesse de moyens ! Il attaque le cuivre avec cette assurance de l'artiste pour qui le procédé a cessé d'être rebelle. Car, sans insister sur cette habileté matérielle qui n'en ferait qu'un artiste secondaire, il se recommande par un mérite plus important et qui lui donne une place unique parmi les aquafortistes contemporains : c'est qu'il crée. A toutes les ressources du praticien subtil et consommé, il joint encore les qualités plus élevées du penseur et le charme de l'imagination. Et certes, en est-il de plus imprévu et de plus varié dans ses fantaisies ?

Paysages, marines, batailles, intérieurs, sujets de genre et des plus variés servent tour à tour de prétexte à cette imagination vagabonde pour manifester çà et là ses plus riches caprices et embellir tous les objets auxquels elle s'attache dans le libre champ qu'elle parcourt. C'est parmi les dessins à la plume qu'on doit classer la Famille tartare en voyage, les Vieilles maisons, etc. Ici, l'auteur est plus vrai. Ce procédé, qui permet la retouche, lui permet aussi d'approcher davantage de la nature, pour laquelle il a toujours eu une humble vénération. — Il n'est pas inutile de relever ici l'erreur répandue par quelques critiques, qui ont beaucoup trop dit que M. Bresdin descendait trop directement des maîtres mystiques de l'Allemagne.

Certainement, on reconnaît chez lui une communion ardente avec Rembrandt, et surtout Albert Durer. L'amour des maîtres n'est pas un bien grand défaut et ne blâmons pas trop l'archaïsme. Lorsqu'il est bien compris, l'archaïsme est une sanction. L'œuvre d'art descend directement d'une autre œuvre ; si l'étude de la nature nous donne les moyens propres à manifester notre individualité, si l'observation et l'analyse patiente de la réalité sont les premiers éléments de notre langage, il n'en est pas moins vrai que l'amour du beau, la recherche des beaux exemples, doit incessamment soutenir notre foi. Nulle surprise alors si le fervent disciple offre parfois la faible image d'un dieu qu'il cherche, qu'il adore. 

Heureux même tous ceux qui se sentent assez dignes, assez forts pour aller, sans vertige, à la lueur des grandes gloires que les fervents entourent, et pour lesquelles la postérité réserve encore, en immortel hommage, le don de ses plus beaux lauriers !

Que leurs disciples soient les bienvenus! Si M. Bresdin a quelque parenté avec ces maîtres, il faut remarquer que c'est beaucoup plus dans les moyens que dans la pensée ; car sa personnalité est sortie assez victorieuse et assez viable d'un contact qui aurait écrasé un disciple moins bien doué. Il a certes pour lui une manière de voir que nul maître ne lui a apprise. Ce qui le caractérise en effet, ce que nul chez les anciens comme chez les modernes n'a pu lui donner, c'est cette inaltérable individualité, c'est cette couleur si singulière qui répand sur tout son œuvre ces effets étranges, mystérieux, légendaires; c'est cette manière si libre de frayer avec la nature et qui reflète, jusque dans les moindres essais sortis de sa main, une inexprimable tristesse.

Car si l'artiste est inhabile à reproduire directement la nature, si le dernier élève d'une académie serait plus apte à représenter avec minutie les objets qui tombent sous les yeux, ces objets le frapperont pourtant et parfois par leur côté le plus expressif et le plus vivant. Nous avons certainement vu ces nuages bizarres, ces ciels brouillés si profonds et si tristes. On sait quel parti il a su tirer de ces fouillis pleins de choses étranges où le regard aime à poursuivre mille et mille apparitions. L'eau n'est pas moins pour lui l'objet d'une admiration particulière en ce qu'elle a de tendre ou de mystérieux. On le voit, c'est un paysagiste ; il est donc moderne.

C'est toujours sous le ciel qu'il place ses scènes préférées ; témoin la Famille tartare en voyage, cette page si fortement imprégnée de sentiment et d'impression. C'est encore par un côté particulier à l'école française que l'artiste est appuyé d'un penseur. Cette imagination, pourtant si impétueuse et si jeune, semble contenue et comme dominée par un désir constant où se trahit, sans qu'il le raisonne sans doute. l'état exclusif et dominant de son être intérieur. Ce qu'on retrouve partout, presque d'un bout à l'autre de son œuvre, c'est l'homme épris de solitude, fuyant le monde, fuyant éperdument sous un ciel sans patrie, dans les angoisses d'un exil sans espoir et sans fin. Ce rêve, cette anxiété constante apparaît sous des phases les plus diverses. Quelquefois, c'est sous la forme de l'enfant divin, dans la Fuite en Egypte si souvent reproduite par l'artiste. Parfois c'est toute une famille, une légion, une armée, toute une peuplade fuyant, toujours fuyant, l'humanité civilisée. Voilà surtout ce qui caractérise M. Bresdin. Voilà ce que les maîtres de la Hollande ou de l'Allemagne n'ont pu lui donner, car ce côté de l'art humain et philosophique est une qualité dont s'enorgueillit l'école française.