C. Debussy. Monsieur Croche, antidilettante 1

 

    Tout de suite, il sollicita ma curiosité par une vision particulière de la musique. Il parlait d'une partition d'orchestre comme d'un tableau, sans presque jamais employer de mots techniques, mais des mots inhabituels, d'une élégance mate et un peu usée qui semblait avoir le son des vieilles médailles. Je me souviens du parallèle qu'il fit entre l'orchestre de Beethoven représenté pour lui par une formule blanc et noir, donnant par conséquent la gamme exquise des gris, et celui de Wagner : une espèce de mastic multicolore étendu presque uniformément et dans laquelle il me disait ne plus pouvoir distinguer le son d'un violon de celui d'un trombone.

    Comme son insupportable sourire se manifestait particulièrement aux moments où il parlait de musique, je m'avisai tout à coup de lui demander sa profession.

    Il me répondit d'une voix qui tuait toute tentative de critique : « Antidilettante ... » et continua sur un ton monotone et exaspéré :

    « Avez-vous remarqué l'hostilité d'un public de salle de concert ?
Avez-vous contemplé ces faces grises d'ennui, d'indifférence, ou même de stupidité ?
Jamais elles ne font partie des purs drames qui se jouent à travers le conflit symphonique où s'entrevoit la possibilité d'atteindre au faîte de l'édifice sonore et d'y respirer une atmosphère de beauté complète ?
Ces gens, monsieur, ont toujours l'air d'être des invités plus ou moins bien élevés : ils subissent patiemment l'ennui de leur emploi, et s'ils ne s'en vont pas, c'est qu'il faut qu'on les voie à la sortie ; sans cela, pourquoi seraient-ils venus ?
— Avouez qu'il y a de quoi avoir à jamais l'horreur de la musique. »

    Comme j'arguais d'avoir assisté et même participé à des enthousiasmes très recommandables,
il répondit :

 

« Vous êtes plein d'erreurs, et Claude Debussy. Monsieur Croche, antidilettante, Frans leren, Vivienne  Stringasi vous manifestiez tant d'enthousiasme, c'était avec la secrète pensée qu'un jour on vous rendrait le même honneur !  
Sachez donc bien qu'une véridique impression de beauté ne pourrait avoir d'autres effets que le silence ...?
Enfin, voyons ! quand vous assistez à cette féerie quotidienne qu'est la mort du soleil, avez- vous jamais eu la pensée d'applaudir ?
Vous m'avouerez que c'est pourtant d'un développement un peu plus imprévu que toutes vos petites histoires sonores ?
Il y a plus ... vous vous sentez trop chétif et vous ne pouvez pas y incorporer votre âme.
Mais, devant une soi-disant œuvre d'art, vous vous rattrapez, vous avez un jargon classique qui vous permet d'en parler d'abondance. »

    Je n'osai pas lui dire que j'étais assez près d'être de son avis, rien ne desséchant la conversation comme une affirmation ; j'aimai mieux lui demander s'il faisait de la musique. Il releva brusquement la tête en disant :

« Monsieur, je n'aime pas les spécialistes.
Pour moi, se spécialiser, c'est rétrécir d'autant son univers et l'on ressemble à ces vieux chevaux qui faisaient tourner anciennement la manivelle des chevaux de bois et qui mouraient aux sons bien connus de la Marche Lorraine !
Pourtant, je connais toute la musique et n'en ai retenu que le spécial orgueil d'être assuré contre toute espèce de surprise ...
Deux mesures me livrent la clef d'une symphonie ou de toute autre anecdote musicale.
Voyez-vous ! Si l'on peut constater chez quelques grands hommes une obstinée rigueur à se renouveler, il n'en va pas ainsi chez beaucoup d'autres, qui recommenceront obstinément ce qu'ils avaient réussi une fois ; et leur habileté m'est indifférente.
On les a traités de maîtres !
Prenez garde que cela ne soit qu'une façon polie de s'en débarrasser ou d'excuser de trop pareilles manœuvres.
   — En somme, j'essaie d'oublier la musique, parce qu'elle me gêne pour entendre celle que je ne connais pas ou connaîtrai demain ...
Pourquoi s'attacher à ce que l'on connaît trop bien ? »

    Je lui parlai des plus notoires parmi les contemporains ; il fut plus agressif que jamais ...

   « Je suis curieux des impressions sincères et loyalement ressenties beaucoup plus que de la critique, celle-ci ressemblant trop souvent à des variations brillantes sur l'air de :

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Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy

Photographie-carte postale représentant Stravinsky et Debussy, en juin 1910 par Erik Satie. Avec dédicace autographe de Stravinsky, signée et datée “à Paris, 1912”.