Le Dr Richter. Monsieur Croche, antidilettante. Debussy.

    On pense bien que les bons pêcheurs du premier acte n'oseront pas lui porter secours. André, le beau douanier, profite du désarroi général pour venir montrer à Vita son nouveau galon et lui offrir un bracelet en argent fin. Ce douanier abuse du droit de l'égoïsme et Vita lui prouve, par son silence, combien il est insupportable. Il s'en va sans honte et l'Etranger survient, ramené par le danger, ordonne d'amener un canot, et va partir seul, personne ne voulant se dévouer avec lui. Vita s'élance, et dans un des plus beaux cris que l'amour ait jamais jeté, elle accompagne l'Etranger. Ils s'embarquent, disparaissent parmi la furie des lames, qu'ils n'ont plus le pouvoir de calmer. Un vieux marin suit leur lutte des yeux. Puis tout à coup, la corde qui les maintenait au rivage se rompt. Le vieux marin ôte son bonnet, en prononçant les paroles du De Profundis. Ces deux âmes ont trouvé le repos dans la mort qui, seule, eut pitié de leur impossible amour.

    Libre celui qui cherchera d'insondables symboles dans cette action. J'aime à y voir une humanité que Vincent d'Indy n'a revêtue de symbole que pour rendre plus profond cet éternel divorce entre la Beauté et la vulgarité des foules. Sans m'attarder à des questions de technique, je veux rendre hommage à la sereine bonté qui plane sur cette œuvre, à l'effort de volonté à éviter toute complication et surtout à la hardiesse tranquille de Vincent d'Indy à aller plus loin que lui-même. Et si tout à l'heure je me plaignais de trop de musique, c'est que, çà et là, elle me paraît nuire à cet épanouissement complet qui orne d'inoubliable beauté tant de pages de l'Étranger. Enfin, cette œuvre est une admirable leçon pour ceux qui croient à cette esthétique brutale et d'importation qui consiste à broyer la musique sous des tombereaux de vérisme. Le Théâtre de la Monnaie et ses directeurs se sont grandement honorés en montant l'Étranger avec un soin artistique digne de tous les éloges — peut-être aurait-on pu exiger une mise en scène plus rigoureuse. On doit bien être reconnaissant d'un acte qui, même à notre époque, demeure un acte de courage.

    Je ne vois qu'à louer M. Sylvain Dupuis et son orchestre de leur compréhension si précieuse pour le musicien, M. Albert et Mlle Friché ont contribué au triomphe qui a salué le nom de l'auteur. Tout le monde, d'ailleurs, a montré un zèle touchant, et je ne vois pas pourquoi l'on ne féliciterait pas la ville de Bruxelles ?

XXII

LE Dr RICHTER

 

 

    Il ne m'appartient pas de savoir exactement « à quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons », mais entre autres choses ils ont Covent-Garden ... Ce théâtre a ceci de particulier que la musique y est à son aise. On s'y est aussi beaucoup moins préoccupé de décoration somptueuse que de parfaite acoustique, l'orchestre en est nombreux et strictement attentif ; au surplus, M. André Messager en assume les responsabilités artistiques avec un goût parfait et sûr qui ne surprendra personne, il me semble. Vous voyez combien tout ceci est curieux puisque l'on a pensé qu'un musicien pouvait s'occuper utilement d'un théâtre de musique ! En vérité, ces gens sont fous ou peut-être routiniers ! En tout cas je ne tenterai pas de comparaisons ; elles constateraient trop victorieusement l'indigence de nos moyens et notre orgueil national pourrait en souffrir ... Seulement, ne faussons pas les trompettes de la Renommée pour célébrer la gloire de notre Opéra, ou mettons une sourdine. Je viens d'assister aux représentations de l'Or du Rhin et de la Walkyrie ... Il me paraît impossible d'atteindre à plus de perfection. Si on peut en critiquer les décors ou certains jeux de lumière, il faut rendre hommage aux soins artistiques qui minutieusement les entourèrent. Le docteur Richter dirigea la première exécution de la Tétralogie de Bayreuth en 1876. A cette époque, ses cheveux et sa barbe étaient d'un blond ardent ; depuis, ses cheveux sont tombés, mais derrière ses lunettes d'or, les yeux ont conservé une lumière admirable ...

    Des yeux de prophète, qu'il est en réalité et qu'il ne cesse d'être, au moins au profit de la religion wagnérienne, que par suite de la décision prise par M me Cosima Wagner, de le remplacer par son estimable autant que médiocre fils : Siegfried Wagner. C'était parfait à un point de vue d'économie domestique, mais déplorable pour la gloire de Wagner ... A un homme comme lui, il faut des hommes comme Richter, Lévy ou Mottl ... Ils font partie de la prodigieuse aventure qui lui fait rencontrer à un point nommé : un roi. Sans parler de Liszt qu'il pilla consciencieusement, à quoi ce dernier n'opposa jamais que l'acquiesçante bonté d'un sourire.

Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy