Entretien sur le prix de Rome et M. Saint-Saëns. Monsieur Croche, antidilettante 3

 

    J'osai lui dire que des hommes avaient cherché, les uns dans la poésie, les autres dans la peinture (à grand'peine j'y ajoutai quelques musiciens) à secouer la vieille poussière des traditions, et que cela n'avait eu d'autre Claude Debussy. Monsieur Croche, antidilettante, Frans leren, Vivienne  Stringarésultat que de les faire traiter de symbolistes ou d'impressionnistes ; termes commodes pour mépriser son semblable ... 

« Ce sont des journalistes, des gens de métier qui les traitèrent ainsi,
continuait M. Croche sans broncher, ça n'a aucune importance.
Une idée très belle, en formation, contient du ridicule pour les imbéciles ...
Soyez certain qu'il y a une espérance de beauté plus certaine dans ces hommes ridiculisés, que dans cette espèce de troupeau de moutons qui docilement s'en va vers les abattoirs qu'une fatalité clairvoyante leur prépare.

Rester unique ... sans tare ...
— L'enthousiasme du milieu me gâte un artiste, tant j'ai peur qu'il ne devienne par la suite que l'expression de son milieu.

Il faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les formules d'une philosophie devenue caduque et bonne pour les faibles.
N'écouter les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde. »

    A ce moment, M. Croche parut s'éclaircir : il me semblait que je voyais en lui, et j'entendais ses paroles comme une musique inouïe.
Je ne puis en transcrire convenablement l'éloquence spéciale.
Peut- être ceci ...

« Savez-vous une émotion plus belle qu'un homme resté inconnu le long des siècles, dont on déchiffre par hasard le secret ? ...
— Avoir été un de ces hommes ... voilà la seule forme valable de la gloire. »

    Le jour se levait ; M. Croche était visiblement fatigué, et il s'en alla. Je l'accompagnai jusqu'à la porte palière ; il ne pensa pas plus à me serrer la main que je ne songeai à le remercier. Longtemps, j'écoutai le bruit de son pas qui diminuait, étage par étage. Je n'osais espérer le revoir jamais.

II

ENTRETIEN SUR LE PRIX DE ROME
ET M. SAINT-SAËNS

 

    Je m'étais attardé dans les campagnes remplies d'automne où me retenait invinciblement la magie des vieilles forêts. De la chute des feuilles d'or célébrant la glorieuse agonie des arbres, du grêle angélus ordonnant aux champs de s'endormir, montait une voix douce et persuasive qui conseillait le plus parfait oubli. Le soleil se couchait tout seul sans que nul paysan songeât à prendre, au premier plan, une attitude lithographique. Bêtes et gens rentraient paisibles, ayant accompli une besogne anonyme dont la beauté avait ceci de spécial qu'elle ne sollicitait pas plus l'encouragement que la désapprobation ...

    Elles étaient loin, les discussions d'art où des noms de grands hommes prennent parfois l'apparence de “ gros mots ”. Elle était oubliée la petite fièvre artificielle et mauvaise des “ premières ” ; j'étais seul et délicieusement désintéressé ; peut-être n'ai-je jamais plus aimé la musique qu'à cette époque où je n'en entendais jamais parler. Elle m'apparaissait dans sa beauté totale et non plus par petits fragments symphoniques ou lyriques surchauffés et étriqués. Je pensais parfois à M. Croche : il a cet aspect correct et fantômal que l'on peut adapter à n'importe quel paysage sans en contrarier les lignes. Pourtant il me fallut quitter cette joie tranquille et revenir, poussé par cette superstition des villes qui fait que tant d'hommes aiment encore mieux y être broyés que de ne pas faire partie de ce “ mouvement ” dont ils sont d'ailleurs les douloureux et inconscients rouages. 

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Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy